C'était la nuit noire. La nuit noire, pas vraiment, en fait. On voyait parfaitement les astres, quand ce gros nuage ne les cachait pas. Pas à l'instant présent, quoi.
L'instant présent, c'était ma rover 4x4 lancée à toute blinde sur un sentier de montagne, moi au volant, écrasant la pédale à intervalles réguliers. Rouler de nuit peut être très agréable, contrairement à ce que la majorité des gens prétendent. Pour peu que l'on ne soit pas trop fatigué, s'entend. Il n'y a personne sur les routes, et l'ambiance est toute particulière. On dépend entièrement de ses phares, ou pas, si l'on connaît le chemin. On a vite tendance à s'imaginer quelque illusion au détour du chemin, cachée dans l'obscurité, avant de secouer la tête en se disant "Non, je délire.", en bons humains que nous sommes.
Cette route me semblait interminable. Il y avait tellement longtemps que je ne l'avais pas prise. Avant, je l'aurais probablement faite les yeux fermés et les phares éteints. Même maintenant, je conduisais avec une maîtrise qui permettait d'affirmer que je n'y étais pas étranger. Des virages parfaitement calculés, des mouvements souples, des accélérations à intervalles calculées, et jamais besoin d'user ma plaquette de freins. Des souvenirs qui reviennent au fur et à mesure comme lorsque l'on réécoute une mélodie d'enfance.
Beaucoup de gens laissent la radio tourner lorsqu'ils conduisent. Moi pas. Moi, je mets en fond sonore des CD de mon choix. Et j'aime bien avoir un volume un peu élevé, pour m'empêcher de m'endormir. Parfois, je chante en même temps, quand c'est une chanson que j'affectionne particulièrement. Ou je tapote sur le volant, aussi. Cette fois j'avais des passagers, et donc je ne chantais pas. Encore que nous aurions très bien pu chanter tous en cœur, mais je ne voulais pas prendre l'initiative de couvrir de ma voix un peu grave les sublimes vocales de Tarja Turunen. A la suite d'un virage plutôt sec, je glissais ma main droite vers la radio et pressait deux fois un bouton, sautant ainsi quelques pistes et atterrissant ainsi sur Stargazers, toujours de Nightwish. Mes passagers étaient silencieux, ce qui ne veut pas dire qu'ils étaient désagréables. C'était deux vieux amis.
Corey, assis derrière moi, regardais à travers la fenêtre, apercevant la ville en contrebas de la montagne. Une immense ville, du moins c'est ce qu'elle semblait être, même si des villes comme New-York ou Londres devaient faire au moins vingt fois sa superficie. Les lumières des immeubles pouvaient être très belles, vu sous le bon angle. J'avais volontairement coupés toutes les lumières que je pouvais à l'intérieur de la voiture pour ne pas gêner cette vision. A ma droite, Mika avait les yeux fermés, et se reposant probablement. Corey et Mika étaient amants depuis... depuis peu après que je les connaissais, en fait. Mika était une rousse toujours calme, et Corey un type puissamment ambivalent. Impossible d'affirmer qu'ils étaient amoureux l'un de l'autre, à moins de les connaître un tant soit peu. Et j'avais la prétention de faire partie de ces rares personnes. Le fait est que je les connaissais depuis longtemps, assez pour pouvoir être prétentieux.
J'ai fait un dernier virage souple, presque parfait, et nous étions arrivés. A côté de la route, cachée par une barrière peu épaisse d'arbre, se trouvait une clairière. Pas une grande clairière, juste une vingtaine de mètres sur une quinzaine. Mais depuis cette clairière on avait une vue imprenable sur la ville et la vallée en contrebas, de par le plan légèrement incliné. On pouvait voir très loin, et de nuit, les lumières de la ville étaient véritablement magnifiques.
Un des avantages de cet endroit était également que si l'on ne connaissait son emplacement, il était quasiment impossible de le voir. Nous sommes tous descendus de voiture, et après un passage peu agréable entre les arbres, nous étions finalement dans la clairière. En son centre se trouvait un bassin d'eau très claire, arrivé là dieu seul sait comment, et dont l'eau était agréable, du moins suffisamment pour se baigner. Corey prit Mika dans ses bras et la déposa sur l'herbe, elle avait les mains derrière la tête, contemplant le ciel garnit d'étoiles. Nous autres hommes venions d'enlever notre haut, et après m'être déchaussé de façon expéditive, je me glissais dans l'eau. Mon ami fut rapidement à mes côtés.
- C'est la pleine lune, ce soir, dit-il en appuyant ses coudes sur le rebord du bassin.
- Exact. On a un bain de lune en prime, pas cher.
Il resta silencieux un moment. Moi aussi, les yeux fermés, je ne disais rien. Je battais lentement des jambes sous l'eau, le bassin ne devait pas excéder les deux mètres de profondeur, mais c'était suffisant pour moi. Dans ce genre de moment, on se sent terriblement détendu, comme si on pouvait effacer notre passé et notre futur de notre esprit, comme si, pour un instant, on était obligé de vivre le moment présent. La lune nous baignait de sa lueur, et aucun de nous ne parlait pour un moment. Les remous de l'eau ne firent aucun bruit, bien que je m'agitais beaucoup. Corey, toujours accoudé au bord de ce bassin, respirait profondément.
Franchement, qui aurait pu prédire que nous nous retrouverions là, après tant d'années de séparation. Combien de temps depuis que nous nous étions séparés après une brève mais douloureuse embrassade ? Trop longtemps, probablement. Trop longtemps, sans aucun doute. L'ambiance de ces retrouvailles était absolument délectable, bien qu'elles fussent totalement inattendues. Voir Corey et Mika devant ma porte m'avait surpris l'espace d'une seconde. Il y a des promesses de gosse qu'on pense ne jamais avoir à tenir, et au final…
Je me rappelle encore du moment où nos chemins ont commencés à diverger. "Parting of the ways" est une expression idiomatique anglaise qui correspond parfaitement pour décrire ce qui s'est passé. Tandis que Corey progressait de plus en plus vers le statut d'étudiant modèle, je me rapprochais du titre de cancre. Après l'obtention de notre baccalauréat, nous nous sommes progressivement perdus de vue, chacun ayant, malgré notre amitié et notre profond respect mutuel, envie de garder sa vie privée. Jusqu'au jour où c'était dit, Mika et Corey allait emménager à l'autre bout du pays, et moi j'allais m'enfoncer dans des emmerdes toutes plus impressionnantes les unes que les autres. Donc embrassades et adieux, ils sont grimpés dans leur caisse, leur bordel empaqueté à l'arrière, et vroum, "so long and thanks for all the fish" comme disait Douglas Adam. Après ça, nada. Silence radio complet, autant de leur part que de la mienne. Lorsque nous étions tous en Terminale, j'aurais mal vu quelqu'un m'annoncer la suite de cette histoire. On est toujours tellement préoccupé par sa propre orientation (quel mot mal choisi) qu'on en oublie de penser à ceux qui nous sont devenus chers au fil des ans. Corey n'était pas la seule personne que j'avais perdue de vue après l'obtention de ce soi-disant diplôme national. Mais il était parmi les seules qui m'avaient vraiment manquées. Des personnalités comme la sienne, on en voie que très rarement, et c'est ce qui fait toute leur saveur. De toutes les personnes que j'avais connues, il y en avait peu qui me manquait, et Corey en faisait en partie. Je ne savais pas s'il considérait ça comme un honneur, mais il aurait pu. Le nombre de personnes qui étaient chères à mes yeux se comptaient sur les doigts d'une seule main.
- Toujours pas revenus sur votre décision d'avoir des gosses ? demandais-je en m'enfonçant jusqu'au menton dans l'eau.
Je m'étais toujours demandé à quoi ressemblerait la descendance de ne serait-ce que l'un des deux, et surtout comment ils les auraient éduqués. La marmaille était autrefois à Corey ce que les mines anti-personnelles sont aux militaires : un truc vicieux, fourbe, et extrêmement dangereux en plus d'être vachement instable. Mais le temps a ses effets, et peut-être avait il changé de point de vue. Ou peut-être que Mika l'avait convaincu.
- Education rime avec explosion, marmonna mon ami, et enfant rime avec chiant.
- Je suppose que je dois considérer ça comme une réponse négative.
- Plutôt jongler avec de la nitro que d'avoir des marmots, oui…
- You haven't changed, soupirais-je.
- Got a problem with that ? répliqua immédiatement mon compagnon.
- None.
- That's good.
En me tournant vers Mika, je vis qu'elle souriait toujours, son regard dirigé vers la lune, sa robe blanche délicatement étalée sur le sol. L'eau était à une température vraiment agréable, et j'essayais de me rappeler depuis combien de temps je n'avais pas été ici avec ces deux là. Pendant ce temps, Corey se laissa glisser entièrement dans l'eau, pour en émerger quelques secondes plus tard, ses cheveux mi-longs collés à sa nuque et ses épaules. Il s'assit sur le rebord du bassin, et après un coup d'œil rapide à sa potentielle fiancée (je savais toutefois que même si l'idée leur passait par la tête à un moment ou à un autre, ils ne se marieraient jamais) il posa son regard gris sur moi. Je lui fit face, le dévisageant pendant une seconde avant de plonger mes yeux verts dans les siens.
La plupart des gens n'arrivent pas à maintenir ce que l'on appelle un "Eye Contact" pour la simple et bonne raison que cela crée une tension entre deux personnes qui finit par gêner les participants, surtout si leur relation est instable ou si leurs émotions ne sont pas affichées comme elles le devraient. On voit souvent dans les films ou dans les livres des personnages qui affirment que l'on peut connaître une personne simplement en lisant dans ses yeux. C'est vrai, dans une certaine mesure. Il faut pour cela que la connivence entre les deux personnes impliquées soit forte. Dans notre cas, elle l'était. Ce qui nous permettait de ne pas nous embarrasser inutilement de mots lorsque nous étions entourés. Et même lorsque nous ne l'étions pas, certains moments de magnificence silencieuse ne devant pas s'achever sur la simple envie d'émettre un son. Corey leva les yeux vers les étoiles, en poussant un léger soupir qui voulait tout dire pour moi. Il avait des regrets, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Je pouvais comprendre ce qu'il ressentait, même si je fonctionnais de façon assez différente et que j'étais habitué à subir les assauts des choix du passé dont nous doutons. Mais ce qui est fait est fait, pour le meilleur et pour le pire, et ce raisonnement ne tarderait pas à balayer les intrus des préoccupations de mon ami.
- Toi, en revanche, tu as changé, souffla Corey en battant légèrement des jambes sous l'eau.
- C'est dans ma nature, mon vieux.
- Je sais.
- Je sais que tu sais. Néanmoins tu fais la remarque à haute voix, ce qui veut dire qu'il y a quelque chose que tu voudrais préciser à propos de ceci, sans quoi tu aurais fait la remarque dans ta tête, répliquais-je en balançant ma tête totalement en arrière et en regardant le ciel étoilé entouré par les quelques arbres alentours.
Il eut un petit rire avec sa voix grave, et je ne pus m'empêcher de sourire.
- Grillé sur toute la ligne, hein ?
- Je te connais presque comme si je t'avais fait, soupirais-je en conservant un petit sourire aux coins des lèvres.
- Presque.
- Presque. Que voulais-tu dire ?
- Tu n'es donc pas capable de me le dire ? me dit-il, la voix teintée d'ironie.
- Je ne m'avance jamais sur ce genre de plates-bandes bancales.
Corey prit une profonde inspiration.
- Tu te sens toujours capable de le faire ?
- Evidemment.
- Tant mieux, alors.
Mon compagnon sortit de l'eau et commença à se rhabiller lentement. Je fis de même, une fois que l'unique serviette eut atterrit entre mes mains. Corey pris Mika dans ses bras, les mains de la jeune fille passées autour du cou de mon ami, comme un mari porterait sa femme à la chambre nuptiale un soir de noces. Complètement habillé, je passais ma veste en jean noir sur mes épaules et fit face à Corey, qui se tenait dos au bassin, un faible, mais néanmoins présent, sourire aux lèvres, sa fiancée dans ses bras. Je lui souris à mon tour et, dans un murmure, je pressais deux fois la détente de mon Beretta, lui logeant deux balles de 9mm dans la cervelle. Il tomba en arrière, Mika avec lui, et disparut dans le bassin. J'avais promis de faire en sorte que ces deux là restent toujours ensemble, et Corey avait voulu rejoindre sa bien-aimée, décédée trois heures plus tôt d'une insuffisance cardiaque.
Je rangeais mon arme, et reprenais mon 4x4 pour parcourir à nouveau la nuit. Seul.
Mardi 15 juillet 2008 à 16:05
Commentaires
Par Jeudi 17 juillet 2008 à 18:31
le C'est beau, voire magnifique...
indefinissable pour ma part.
D'ou te viens cette inspiration et ce talent ?
indefinissable pour ma part.
D'ou te viens cette inspiration et ce talent ?
Par Dimanche 20 juillet 2008 à 14:38
le Surprenant. Pour Changer.
Par Lundi 21 juillet 2008 à 11:22
le Bouche bée. Et cette ambiance cousue phrase par phrase, chaque détail est un point de croix, de fil en aiguille on se laisse embobiner jusqu'au bout.
Par Vendredi 25 juillet 2008 à 0:02
le J'attends tellement la surprise venant de toi que je n'en suis presque plus surprise. Presque.
Par Lundi 4 août 2008 à 15:38
le Surtout, ne t'arrête jamais d'écrire d'aussi jolies choses ! Enfin, "jolies" ne convient même pas. C'est beaucoup plus que ça.
Par Vendredi 15 août 2008 à 16:02
le C'est aussi percutant qu'un pick up à 150 sur une route de campagne... Ça fait plaisir à lire !
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Te retrouver fait du bien, mine de rien.
Oui...
Ca fait du bien.