Peu de gens savent combien une poubelle peut être agressive. Pourtant, c'est dans leur nature même : les poubelles sont agressives. Elles vous regardent en coin, avec un air vicieux, comme si elles s'apprêtaient à vous sauter dessus, vomissant ses détritus à votre visage, menaçant de vous engloutir directement dans leur estomac nauséabond et métallique. D'ailleurs, il est bien connu que les petits enfants pas sages ne sont pas emmenés par le Père Fouettard mais qu'ils sont mis à la poubelle. Même les poubelles recyclables sont agressives. Avec leur fausse apparence écologique et leur bonne volonté explicite, elles cachent en vérité un penchant sadique pour les tissus (synthétiques ou non) que nous portons.
J'aurai pu continuer à trouver tout un tas d'excuses, mais je décidais d'arrêter là. De un, je venais de donner un grand coup de latte dans la poubelle en question (le mal était donc fait), et de deux, Alain était bourré, ses délires hallucinatoires n'avaient pas de motif valable, pas la peine donc que je me fatigue à en trouver un. Malgré le fait que je venais de terrasser le dangereux ennemi que représentait la poubelle, cet abruti n'avait pas changé d'attitude et fixait toujours la boîte à ordures, le panneau Stop entre les mains, comme un croyant brandissant sa croix contre le malin. Les mains dans les poches de ma veste, j'essayais de trouver un argument valable pour calmer cet ahuri avant qu'il ne réveille tout le quartier (ou que les quelques hiboux humanoïdes encore debout ne nous tombent dessus).
- Alain, arrête de faire le con. Elles ne sont pas dangereuses, ces poubelles, lui dis-je d'un ton las.
- C'est une ruse ! Je suis sûr qu'elles s'en prendront à moi si je m'approche !
- Putain...
Je l'avais déjà vu bourré, mais là il faisait tout de même très fort. Les gens bourrés sont souvent durs à raisonner, et cette fois il battait suffisamment de records pour que j'envisage de l'abandonner ici, face à ces trois pauvres poubelles aux intentions présumées terroristes. Je n'aurai qu'à appeler les flics pour qu'ils l'embarquent pour tapage nocturne, il dégriserait pépère au commissariat, et j'aurai la paix. Au final, ça m’arrangerait plus que le reste.
- Bon, si tu es si certain de ton coup, tu n'as qu'à passer sur le trottoir en face. Ainsi, elles seront hors de portée et tu pourras avancer tranquillement.
Alain regarda les poubelles avec un air beaucoup trop concentré, et entama une séquence de pas chassés dans ma direction sans quitter les poubelles des yeux. Cela lui prit une trentaine de secondes avant de me rejoindre, mais il y arriva et je me remis en route. Il m'avait fallut si longtemps pour trouver une solution si simple. J'étais vraiment à côté de la plaque, aujourd'hui. Soirée de merde. Journée de merde. Année de merde. Vie de merde. Humains de merde. Monde de merde. Univers de merde, même. Cette soirée avait failli commencer bien, mais je me suis fait avoir comme un crétin par un leurre. Un taureau aurait été plus fin devant un foutu drapeau rouge. Si le relationnel de l'époque (et de mon âge) avait encore de l'avenir, ça se saurait, bordel. Mais n'ayant foi qu'en m'a capacité légendaire à analyser les choses et surtout celle à n'en retirer que ce qui m'intéresse, je fus eu. Je refusais de me calmer, bien conscient que j'étais le seul fautif. J’avais de la rage à revendre, mais j’étais plus le genre à me consumer sur place qu’à exploser en public.
En l’occurrence, il n’y avait aucun public, hormis Alain et Lila. Le premier était bâti comme un ours, grand comme tel, me prenant facilement une tête et une douzaine de bons centimètres. Il faut croire que la musculation, ça aide. Il n’était pas ce genre de brute sans cervelle mais au cœur d’artichaut si souvent décrit dans les histoires pour enfants ou non. Non, Alain était un ours au pelage plus clairsemé, mais il était intelligent. On ne trouve pas tout le temps des gens avec une cervelle proportionnelle à leur corpulence. Tout ceci ne faisait qu’aggraver son cas, vu qu’il était bourré, et qu’il était vraiment très stupide quand il était bourré. Plus on est haut, plus la chute est dure.
Lila, elle, était une autiste. Je n’avais pas d’autre mot qui aurait pu mieux la qualifier. Elle me suivait (ou suivait Alain, ce qui revenait quasiment au même) depuis le début de la soirée et avait trouvé le moyen de ne pas prononcer un seul mot. Certes, je ne lui avais pas adressé la parole une seule fois, et je n’ai pas souvenir que l’ours ivre non plus, mais ce n’était pas la première fois qu’elle ne disait rien. En classe, c’était pareil, elle ne parlait que très rarement. Elle était mignonne, avec ses long cheveux châtains, et c’était tout juste si elle daignait donner une réponse négative elle-même aux quelques prétendants qu’elle a eu. Son manteau sur les épaules, la bouche cachée sous son écharpe, elle me regardait avec ses grands yeux bleus sans que je puisse dire ce qui lui passait par la tête. Je la connaissais depuis un peu plus de quatre ans, lorsqu’elle était arrivée dans ma classe en troisième, et elle avait échoué dans la même fac que moi.
Echoué, c’était le mot. Pas une grande fac, loin de là. Grande sur la surface, peut-être, mais pas prestigieuse pour deux sous. De toute façon, la fac n’est pas censée être prestigieuse. Les gens s’en foutent, des trucs prestigieux, là-bas. C’est d’ailleurs l’idée la plus importante, à la fac : s’en foutre. Il faut s’en foutre, des cours, du contenu des cours, de la tronche des autres, du comportement des autres, des profs, des travaux sur le campus, des bâtiments, des salles, des chaises, des tables, des transports en commun… Il faut s’en foutre, ce n’est pas important. Même les profs s’en foutent. Correction : surtout les profs s’en foutent. Mépris mérité ou non à notre encontre qui enclenche la réaction en chaîne. Ca arrange certains, qui finissent par se planquer le plus longtemps possible dans le cursus des études supérieures, attendant le moment fatidique où ils devront entrer dans la vie active.
Je ne me planquais pas. Je n’ai à me planquer de rien ni de personne. Tout juste si j’arrive à rester suffisamment en phase avec la réalité pour avoir peur de quelque chose. Pourtant, tout déconnecté du monde réel que je suis, des soirées comme celles-ci me rappellent à quel point vivre dans ce monde bien trop réel est douloureux. La douleur est une chose pernicieuse qui saura vous débusquer où que vous soyez et vous faire extrêmement mal, même là où vous pensiez pourtant être capable de la supporter.
- Et maintenant, on va où ?
Excellente question, Alain. Mais je ne crois pas avoir la réponse. A vrai dire, j’aurais aimé être seul, ce soir. Mais ils m’auraient suivi même sans mon accord, je le savais et je n’avais qu’à faire avec. Quand bien même je pouvais faire coffrer l’autre ivrogne si jamais j’en ressentais le besoin impérieux, je ne me débarrasserais pas de Lila. Donc je continuais à marcher dans la rue, en pleine nuit, sans me soucier vraiment de ce que faisaient les deux autres pingouins.
- Alain.
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Lâche ce foutu panneau avant que je m’énerve.
C’était lui tout craché. Le problème avec les Hercules en puissance, ce n’est pas leur force. C’est le moment où ils ne contrôlent plus leur force. Et Alain, lui, quand il ne contrôle plus sa force, il fait des trucs qu’on aimerait qu’il ne fasse pas. Ca inclue arracher des lavabos, exploser une table en deux et déraciner un panneau Stop. Un putain de panneau routier avec marqué "Stop" en gros dessus. Pas une seule personne n’était resté sur le même trottoir que nous depuis qu’il se trimballait avec ce machin là et ce n’était pas dur de comprendre pourquoi. J’admets que le panneau en question a eu son utilité dans le début de la soirée, mais maintenant il ne servait plus à rien, et ça m’aurait arrangé qu’il s’en débarrasse, parce que je n’aime pas me faire remarquer.
- Pourquoi ?
- Parce que les gens normaux ne se trimballent pas avec un panneau sur l’épaule, bordel. Alors lâche ce bidule.
Je n’avais même pas daigné me retourner pour l’engueuler. Ce soir, j’étais d’humeur massacrante, et aucun être humain n’avait suffisamment de valeur à mes yeux pour espérer un tant soit peu de politesse et de respect. Alain était trop bourré pour réagir, et Lila ne disait jamais rien, ce qui me permettait d’avoir, dans une certaine mesure, la paix. Et c’était déjà pas mal. Avoir la paix, ou même une paix partielle, c’est un luxe que je ne pouvais pas toujours avoir, et donc, je savourais la chose de la meilleure façon que je pouvais. Le fait qu’il soit tard aidait aussi pas mal. J’avais trop de flemme pour jeter un coup d’œil à montre, mais je savais qu’il était tard. Ca se voyait. Même les grandes avenues commençaient à être désertes, troublées par le passage de seulement quelques rares voitures.
Ce n’était pas plus mal. Les rues, ou plutôt, les voies publiques, comme dit si bien le code pénal, ont tendance à être agréable la nuit, éclairées seulement par les lampadaires. La nuit à cet avantage sur la journée d’être calme. Et j’avais grand besoin de calme. Je me suis massé les temps en attendant que le feu rouge passe au vert. Les deux autres cintrés me suivaient toujours. Ils me suivaient depuis que la soirée avait pris un sale tournant, de toute façon, pas de raison qu’ils s’arrêtent. Ca faisait combien de temps d’ailleurs ? Depuis ce moment, je n’avais fait que marcher quasiment tout droit sans aucun but, et j’avais complètement perdu la notion du temps, refusant de donner un coup d’œil à ma montre. Je savais que si je regardais l’heure, je me dirais qu’il faudrait que je rentre, qu’il était trop tard, et que ma nuit allait encore être excessivement courte. Je ne voulais pas faire l’erreur de laisser le bon petit élève scolaire avec ses bonnes habitudes reprendre le dessus.
Rentrer à l’heure normale, faire ses devoirs, papoter avec les amis que je voyais de toute façon tous les jours (dans la vraie vie ou non) sur l’ordinateur, manger un repas préparé correctement, se brosser les dents, lire un coup dans mon lit, et éteindre à l’heure prévue pour avoir une nuit de sommeil correct. Boulot-métro-dodo. Tout ce que nos parents nous inculquent, tout ce que font les gens normaux. Gris. Un gris sale, un gris moche. Voilà la couleur qui collait le mieux à ce type de vie. Toujours la même chose, en boucle, sans objectif, en attendant que le temps passe. Être un élève respectable, doué, et bosser. Bosser, bosser, bosser ! Car il n’y a que les études d’importants dans la vie. Du moins, c’était le speech que nous sortent en boucle les adultes. Et par adultes, j’entends tous les moralisateurs qui croient que parce qu’ils sont passés par là avant nous, ils savent absolument tout sur nous.
- Pourquoi on va vers ce parc ?
Parce que j’en ai décidé ainsi, et que c’est ta faute si tu me suis, espèce de pachyderme lobotomisé. Et notamment parce que j’ai des trucs à faire dans ce parc. Ce dernier n’ayant pas de lampadaires, il faisait très sombre. Mais il n’était pas grand, car en fait, ce n’était plus ou moins qu’une place aménagée avec de la verdure pour faire sophistiqué. De toute façon, la fontaine était illuminée par des spots pour qu’on puisse admirer la sculpture qui était en son centre. Je me suis assis sur le rebord, comme font tant de lycéens des trois ou quatre lycées du coin. Lila était encore debout dans le chemin, se demandant probablement si ça valait la peine de s’asseoir ou non. Alain, lui, pataud grâce à l’alcool, s’est appuyé des deux mains sur le rebord, le panneau posé un peu plus loin. Parfait.
Je me suis dressé d’un bond et je lui ai mis un coup de coude en plein milieu des omoplates tout en fauchant ses deux mains avec un balayage de ma jambe. Il a perdu tout équilibre a basculé en avant, atterrissant la tête dans le bassin. Vu le froid qu’il faisait, l’eau devait être vraiment gelée.
- Putain mais t’es con ou quoi ? s’écria-t-il une fois qu’il avait réussi à relever la tête.
- T’as bu quoi et en combien de quantité avant de venir ?
- Tout au plus deux bouteilles de vodka, alors arrête de…
Je l’ai attrapé par la nuque et d’un mouvement vif, je lui ai plongé la tête dans le bassin encore un coup. Sans l’effet de surprise, je pouvais m’asseoir sur des idées pareilles, vu sa force. Mais il était bourré, donc lent. Et moi j’étais rapide. Ca faisait la différence. Je devais juste faire gaffe qui ne m’avoine pas en se débattant, moi ou l’autre timbrée d’ailleurs. Après une demi-seconde de recherche visuelle, j’ai compris qu’elle s’était assise à peine plus loin sur le rebord de la fontaine, et j’ai vu qu’elle me regardait attentivement essayer de dégriser Alain, comme si c’était la chose la plus normale du monde. Il faut six heures pour évacuer totalement un seul verre de vin. Et ce même verre de vin suffit à entamer les réflexes sérieusement. On dit souvent que prendre une douche permet de dégriser : c’est faux. En fait, ma théorie est que le froid resserrant les veines et autres vaisseaux sanguins, la propagation de l’alcool dans le sang est ralentie, diminuant ainsi les effets visibles. C’est d’autant plus efficace que c’est le cerveau qui est refroidi. J’espérais qu’il en serait de même avec le grand dadais.
J’avais appris lors d’une intervention au Lycée que la résistance à l’alcool était une fonction du poids, censé refléter la graisse, et d’un facteur variant selon le sexe. Cette technique était utilisée pour calculer la quantité d’alcool dans le sang. Techniquement, c’était la quantité de graisse que le corps possédait qui permettait d’éponger l’alcool à un certain rythme. Eponge, c’était le mot. Voilà ce qu’était devenu Alain : une grosse éponge avec des jambes, des bras, et, à mon grand regret, une bouche. Lorsque j’ai relâché la pression sur sa nuque, il s’est redressé d’un coup mais n’a rien dit, ce qui me surprit quelque peu mais ne me déplut pas le moins du monde. J’avais besoin de m’entendre penser, dans mon cerveau. Parce qu’à lui tout seul, il me donnait un concert de débilités qui manquait de me flinguer définitivement.
On explique souvent l’incapacité de l’homme à créer une intelligence artificielle à cause de la fonction exponentielle. Cette même capacité qui permet à l’homme d’évoluer par réflexion et compréhension des choses qui l’entoure. Ce qu’on ne dit pas, c’est que les fois où cette foutue fonction exponentielle apparaît dans notre vie en dehors des formules mathématiques que l’on écrit sur nos copies, c’est souvent pour vous faire comprendre que vous avez commis une erreur, et que vous venez d’acquérir l’expérience nécessaire pour être capable de la reconnaître lorsque vous la ferez à nouveau. Ce qui induit : regrets, pensées négatives, colère, et dans mon cas : vacarme neuronal. J’ai cette chance d’être absolument imperméable à toute forme de maux de tête. Ce qui fait qu’il n’existe aucun moyen de stopper mon cerveau de faire des réflexions, quand bien même j’en aurais envie.
Alain s’est assit sur le sol dallé et m’a regardé à travers les cheveux dégoulinants qui pendaient devant son visage. J’avais un pied sur le rebord de la fontaine et un autre au sol, ce qui était une position dangereuse si jamais il décidait de riposter d’une quelconque manière.
- J’espère que t’es calmé.
C’était vraiment merdique, comme entrée en matière, mais au moins, je le focalisais sur autre chose que sa vengeance potentielle. Avec un froid pareil, l’eau devait être vraiment très froide, et j’avais eu de la chance de ne pas l’assommer avec un choc thermique trop violent.
- Je suis refroidi, ouais.
- Hilarant.
- Elle est putain de glaciale, la flotte.
- Tu m’étonnes.
Je lui ai tourné le dos, et j’ai pris le chemin qui ramenait vers la grande avenue plus loin. Des crissements se sont fait entendre, prouvant que j’allais devoir me trimballer les deux autres encore un moment. Il y eu un bruit de raclement et je n’avais pas besoin de me retourner pour comprendre : Alain venait de remettre la main sur son panneau. On était repartis pour l’engueulade éternelle, scène seize acte douze.
- Lâche ce truc, bordel de merde.
- Mais t’es jaloux ou quoi ? Si c’est que de la jalousie, je suis sûr que je peux t’avoir une portière de cabine téléphonique, en cherchant bien, répondit-il avec ce que je devinais être un grand sourire.
- Pas totalement dégrisé, on dirait. A moins que ça ne soit que ta connerie habituelle qui reprenne le dessus.
- Pour tout t’avouer, t’es encore un peu flou. D’ici quelques secondes, tu auras aussi un teint vert très martien, j’en suis sûr.
- Cool.
On était à peine revenus sous la lumière jaune moche que diffusaient les lampadaires sur le trottoir étroit quand retentit à mes oreilles le glas des emmerdes :
- J’ai soif, dit Lila.
Elle parle. Le moment était suffisamment historique pour que je prenne la peine de m’arrêter et de me retourner vers elle. J’ai même haussé les sourcils. Les deux. Un honneur, véritablement. Je suis tellement blasé que mes sourcils restent constamment à leur place initiale, sauf à deux occasions : que je me doive me concentrer et faire fondre des neurones, ou que je sois surpris. Entendre Lila dire quelque chose sans qu’on lui ai parlé en premier, pour faire une déclaration cruciale sur son état physique relevait du miracle thermodynamique.
Elle m’a regardé en ouvrant des grands yeux ronds comme si elle attendait quelque chose de moi. J’ai réussi à articuler un "Ah oui ?" avant de jeter un regard à Alain qui en faisait beaucoup trop dans son rôle de type surpris et encore un peu éméché.
- On pourrait pas aller boire un truc ? demanda-t-elle.
- Genre quoi et où ? ai-je demandé.
- Genre un Orangina et un distributeur, par exemple.
- Ca doit être jouable. Il y a un distributeur à côté du supermarché de quartier, un peu plus haut. Qui m’aime me suive.
Cette réplique était profondément débile. Mais bon. Ma tête résonnait tellement qu’on l’aurait cru creuse, et pourtant j’étais très bien placé pour savoir qu’elle était au moins deux tailles trop petite pour mon cerveau. Comme si ce dernier était en train d’être compressé par mon crâne qui trouvait plus drôle de serrer un peu les parois. Pour que ça soit plus fun. Pour que la douleur me maintienne éveillé mais à deux doigts de m’évanouir. Le doliprane pris un peu plus tôt dans la soirée ne faisait plus effet, et après une courte inspection dans mes poches, je fus obligé de faire sans. Vu l’heure avancée, aucune pharmacie ne serait ouverte dans un rayon acceptable, ce qui impliquait que je l’avais profond, point barre.
De toute façon, je n’avais pas de quoi me plaindre. Souffrir est désagréable, certes, mais la douleur est la preuve que nous sommes toujours en vie. Et que nous sommes capables de ressentir. Ceux qui ne peuvent ressentir ne sont que des coquilles vides, incapables d’apprécier le bonheur qu’ils possèdent de façon évidente. Je vis entouré par des coquilles vides, des gens gris, bouffé par leur ego, qui ne peuvent se satisfaire de tout ce qu’ils ont.
Alain était intelligent, et mature. Mais moins mature que moi. Même mon meilleur ami n’était pas à mon niveau lorsqu’on en venait aux plaintes. Certes, je me plaignais oralement de pas mal de choses, mais je ne suis pas le genre à faire un drame parce que nous avons une heure de cours en plus tel jour, et que je ne pourrais pas rentrer chez moi à temps pour voir ma série débilitante et niaise en sus d’être mal doublée, assis tel un pacha dans un fauteuil. On condamne ceux qui passent leur temps sur l’ordinateur, alors que la télévision est nettement plus lobotomisante et passive. Hypocrisie.
Le monde est mal foutu, monde de merde. Monde de merde, monde de merde, monde de merde. On peut râler et refaire le monde toute la journée. Sans problème. Peut-être même deux journées entières. C’est une activité que les gens prétendument intelligents affectionnent tout particulièrement. Pour se conforter dans le fait qu’ils sont meilleurs que les autres, supérieurs en tout, et aussi pour clamer à quel point le monde ne leur colle pas, alors qu’il devrait. Le monde doit se plier à leurs exigences, et pas l’inverse. La vérité, c’est que lorsqu’on est intelligent, on n’a pas besoin d’en faire étalage. Le proverbe dit : "la culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale" mais on devrait appliquer la même chose à l’intelligence. Et quelqu’un d’intelligent doit savoir quand faire plier son ego.
Ruminer ce genre de pensées m’avait complètement occupé le temps de nous rapprocher du supermarché dont il était question plus tôt. De façon plutôt pratique, le distributeur était dehors, ce qui me parut plutôt risqué, mais après tout, ce n’était pas moi le gérant. Lila fit face au distributeur et posa un index sur ses lèvres en prenant un air de profonde réflexion tandis qu’elle parcourait la liste des boissons disponibles. Adossé au mur, je lisais sur le visage d’Alain une certaine fatigue, une maîtrise de soi retrouvée, et un étonnement à peine feint sur le fait que l’autre cintrée agisse de cette façon. Lorsqu’il vit que je le regardais, il me la désigna du menton et haussa les épaules. Une seconde plus tard, elle avait fait son choix :
- Je veux un Ice Tea. Pêche.
Boire un truc glacé en plein hiver, c’était une idée à peu près aussi intéressante que de boire un truc bouillant dans le Sahara. Réflexion faite, c’est ainsi que procède les habitants de la région. Ca se tente. Lila se tourna vers moi et pencha la tête sur le côté.
- Un problème ?
- Je n’ai pas de monnaie.
J’avais été tellement absorbé dans mes réflexions philosophiques et haineuses que je n’avais rien anticipé du tout et que je me retrouvais pris au dépourvu, situation que je jugeais hautement détestable. Alain fit mine de retourner ses poches à la recherche d’une quelconque pièce, mais je savais qu’il ne trouverait rien, pour la simple et bonne raison qu’il n’a jamais la moindre monnaie. Avec un soupir, je plongeais la main dans la poche de mon pantalon.
- Ca coûte combien, ton bidule ?
- Un euro.
Je sortis la main de ma poche et lui tendit une pièce de deux et une pièce de un.
- Prends moi aussi un Ice Tea, et Sa Majesté des panneaux prendra un Coca, parce qu’il prend toujours un coca, même si c’est l’équivalent d’une bonne dose de détergeant.
- Merci ! répondit-elle en souriant d’une oreille à l’autre.
Moins d’une minute plus tard, on déambulait dans la rue, canettes à la main, cherchant quelque chose à faire.
- Où on va ? demande Lila.
- Aucune idée, pour être franc. Mais dis moi, comment ça se fait que l’on ai droit de t’entendre parler alors que tu ne prononces pas plus de dix mots d’habitude ?
- C’est un mal ?
- Ca nous change, expliqua Alain. Mais je ne trouve pas ça désagréable.
- Bah, c’est surtout que je n’ai pas grand-chose à dire d’intéressant, donc je le garde pour moi plutôt que de passer pour une idiote.
- C’est vachement subjectif, tout de même.
- Quoi donc ?
- La notion de truc intéressant ou non. Ton avis pourrait apporter pas mal si tu l’exprimais plus souvent.
- Peut-être.
- Certainement, affirmais-je. Bon, sur ce, il est bientôt trois heures du matin, quelqu’un a une idée de ce qu’on fait ?
- Je me sens pas vraiment de rentrer, et je pense que vous non plus. Donc je propose d’aller trouver un endroit pour cuver notre liquide dans un coin sympathique en attendant le matin.
- Adjugé vendu.
On a erré pendant au moins quarante-cinq minutes avant de trouver un endroit intéressant. Entendre Lila parler était vraiment très intéressant, et Alain, presque totalement dégrisé, avait retrouvé sa gouaille naturelle. Finalement, on a escaladé un bâtiment et on s’est retrouvés face au fleuve qui parcourait la ville, le dos contre une grande paroi en pierre. Alain n’avait pas lâché son panneau, et l’objet avait été, tout du long, la source d’une grande discussion. Lila avait suggéré qu’il l’accroche comme un trophée sur un des murs de sa chambre, mais il avait répliqué que sa bonté le pousserait à l’amener à un commissariat. J’avais moins mal à la tête.
Les deux autres joyeux drilles échangèrent des blagues un moment, puis après quelques minutes de silence, j’entendis le grand dadais glisser lentement sur le côté. Il s’était endormi, ce qui fit doucement rire Lila. Elle avait un rire très doux, le genre de rire qui vous calme. Elle avait aussi le genre de sourire qui vous font sourire. Certaines personnes sont capables d’apporter la joie ou simplement du confort à leur entourage, pour peu qu’elles le veuillent. Cette jeune fille était une de ces personnes, simplement elle l’avait caché longtemps. J’avais fait l’erreur de me fier aux apparences, ça avait beau m’arriver rarement, ça arrivait quand même.
J’aime me tromper. C’est quelque chose que peu de monde sait apprécier, le fait de se tromper. Lorsqu’on se trompe, c’est la preuve qu’on a encore du chemin à parcourir, des choses à apprendre et des mécanismes à ingérer. C’est la preuve que l’on a encore à apprendre de la vie, et qu’il faut qu’on reste en vie. Il m’avait fallu un certain temps pour voir les choses de cet angle. Cela ôtait complètement l’amertume de l’erreur sans pour autant retirer la satisfaction de la réussite.
La tête de Lila se posa doucement sur mon épaule.
- Tu as déjà aimé quelqu’un ? demanda-t-elle.
- Je ne sais plus. J’ai passé énormément de temps à réfléchir sur les autres et sur moi. Tellement de temps. Je ne sais pas si je peux dire que j’ai aimé quelqu’un, tant la définition même de l’amour m’échappe. Mais j’ai déjà été attiré par quelqu’un, si c’est ça que tu veux dire.
- Je t’attire ?
- Pourquoi cette question ?
La réponse était sortie machinalement, alors que je savais très bien où cette discussion allait mener. Parfois, on a besoin d’agir comme si on ne savait pas. C’est un mécanisme de défense tout ce qu’il y a de plus humain, et je n’étais en rien supérieur aux autres sur ce point.
- A ton avis ? dit-elle.
J’ai l’ai regardée droit dans les yeux. Des jolis yeux bleus. Elle sourit doucement.
- Oui, tu m’attires.
Elle sourit encore plus.
- Tant mieux. Passe ton bras autour de moi, s’il te plaît.
Je me suis exécuté sans protester.
- Comme ça, ça va ?
- C’est parfait.
Moins d’une minute plus tard, je pouvais affirmer avec certitude qu’elle s’était endormie sur moi. Je fis un véritable exercice de contorsionniste pour voir ma montre sans pour autant la réveiller. Il était bientôt quatre heures du matin. Quatre heures du matin, un jour de la semaine, et me voici assis sur un bâtiment, dans le froid. Si quelqu’un m’avait dit que ma soirée finirait comme ça, je l’aurais probablement pris pour un abruti complet. Comme quoi, la vie a sa réserve de piment. J’ai serré Lila un peu plus fort, j’ai posé ma tête sur la sienne et j’ai laissé le froid m’envahir, sombrant doucement dans un sommeil doux et profond.
Il y a des tas de choses dont je peux me plaindre, dont je pourrais me plaindre, et dont je me plaindrais. Mais jamais ces choses ne primeront sur toutes celles que j’apprécierais. Le monde est fait d’une façon et pas d’une autre, les gens sont ce qu’ils sont et ne seront pas autrement.
La vie est constituée d’un amalgame complexe de choses très différentes, et une trop grande partie est consacrée aux choses désagréables. Mais tant qu’il y aura des choses aussi simples et magnifiques qu’un lever de soleil et le fait de tenir l’être aimé dans ses bras, la vie vaudra toujours la peine d’être vécue.