Vendredi 5 décembre 2008 à 6:03

Il se tient, debout, la tête baissée, le regard fixe, sous la pluie. Ils arrivent, le père et la mère. Leur tristesse est imprimée sur leur visage. Lui il se tient debout, seul, de l'eau dégoulinant sur son visage et son cou, sur ses habits et sur ses mains. La pluie le lave.

- C'est ici qu'est enterré notre enfant ? demande la mère.

- Oui.

Sa réponse est sans dureté dans la voix, mais ferme néanmoins. La mère le remercie. Il pleut, et il est seul sous la pluie.



The end.





- Ca, c'est fait, dis-je en refermant le tome d'un geste vif, ce qui produit un bruit sourd.
- Comment ça se termine, alors ? demanda Thibaut, allongé sur le ventre, le nez toujours enfoncé dans son volume à lui.
- Ben t'as qu'à le lire, tu verras bien.
- Soit pas chiant, bordel. Donne moi au moins le type de fin.
- Bad end.
- Cool. Le reste est bien, au moins ?

Je me suis laissé tomber en arrière, ma tête heurta l'oreiller moelleux et une peluche me tomba sur le visage par la même occasion. Un écureuil qui me fixait de son regard vide. Je le pris dans mes mains et j'ai commencé à lui bouger les pattes comme si j'essayais de lui donner vie. Ma chambre, dans mon appartement, un jour de la semaine, peu importe lequel. Il devait être quatorze heures environ, et le ciel gris envoyait une lumière bleue pale à travers ma porte-fenêtre, éclairant l'autre énergumène et moi-même. Les enceintes de mon ordinateur diffusait une playlist basée sur God is an Astronaut et The Severely Departed. Thibaut était vautré sur le tapis au milieu de ma chambre, absorbé par son livre. La peluche me regardait toujours avec son regard vide et inexpressif. Peluche.

- Ouais, le reste est bien. Si tant est que tu aimes le personnage de Wolverine.
- Moyen. Il manque remarquablement de finesse.
- Je pense aussi que vu les représentations merdiques que tu en as eu, tu ne saisis pas le personnage original. Hugh Jackman était pathétique, dans son rôle.
- Le personnage original ? Qu'y a-t-il à saisir chez un mec qui prend du plaisir à découper tout ce qui passe ?

J'ai regardé la peluche en essayant de lui transmettre mentalement ce que je ressentais comme stupidité chez mon camarade et comme lassitude chez ma petite personne. Il était plein de préjugés, et je le savais. Enfin, ce n'était pas vraiment des préjugés. Plutôt quelques convictions dûes à son expérience des choses. Mais bon sang que c'était agaçant.

- Il est plus complexe que ça, tu sais.
- Exact, il aime aussi la bière.

J'ai roulé les yeux au ciel avant de reposer la peluche sur le côté et de croiser les mains sous ma tête.

- S'il était aussi banal et peu intelligent que ça, on ne se serait pas décarcasser à lui dédier un pan entier de la scène du comics, tu ne penses pas ?
- En fait, je m'en fous.
- Je sais. Mais son personnage est plus poussé que ce qu'on montre la plupart du temps. C'est comme le Punisher, ou bien DareDevil. Cela dit, son personnage à lui est très approfondi.
- Je te crois si tu me donnes un seul exemple valable.

Je me passa la langue sur mes lèvres et réfléchi une seconde.

- Son amour pour Jean Grey.

Thibaut releva la tête, mâchouillant son Snickers, et fixa le vide l'espace d'un instant, comme s'il venait d'absorber une information importante qui avait des conséquences tout aussi importantes. Je le regardais, un sourcil relevé, curieux d'entendre ce qu'il allait répondre à quelque chose qui, pour moi, coulait pourtant de source.

- Il y a plus à dire sur Jean Grey que sur Wolvy, si tu veux savoir le fond de ma pensée, affirma-t-il avant de replonger le nom dans son bouquin.

J'ai soupiré. Le connaissant, ce n'était que pure provocation à mon encontre. Je n'allais pas me fatiguer à répliquer. Au lieu de ça, j'ai roulé sur le côté, et tendu le bras en direction de la pile de mangas, livres, bandes-dessinées, comics que je n'avais toujours pas lus. Cette pile faisait facilement un mètre de haut, maintenant. J'avais dépensé une petite fortune sous le regard incrédule de mon libraire pour acquérir cette quantité de paperasse, mais je savais que ça en valait largement le coup. Maintenant, je savourais le fait de ne pas savoir par où commencer en jetant un regard passionné sur les titres.

- Est-ce que tu as lu "House of M" ? me demanda Thibaut.

Ce volume mythique, véritable charnière du comics ne figurait hélas pas dans la pile en face de moi. Foutu tome introuvable.

- Toujours pas.
- Tu devrais. C'est...
- Anthologique, je sais.
- Et tu devrais lire Lovecraft, aussi.
- Aussi, oui.

Seulement entre trouver du Lovecraft et trouver un tome de taille et de rareté équivalentes à celles d'Absolute Watchmen, la différence se faisait sentir. Si l'un abondait autant que les pavés dans le Vieux Lyon, l'autre avait tous les traits caractéristiques d'une espèce au bord de l'extinction. Et en plus, ça coûtait cher. Très cher.
Watchmen, encore ce truc. Absolute Watchmen. J'ai posé ma main au sol, toujours avachi sur mon lit et j'ai fixé le tome en question. Avec sa couverture cartonnée, il me faisait presque peur. Cet ouvrage de comics, respirant le génie scénaristique à des kilomètres à la ronde, avait une telle noirceur que je le considérais comme ces bouquins de magie noire qu'on enchaîne, dans les films et mangas. Ce qui se dégage de ce croisé entre la bande dessinée et le comics était si fort que ça pouvait vous démolir complètement en une seule page. Un peu comme si vous on injectait une séquence d'Apocalyse Now dans le système, mais version papier. La première chose que n'importe quel être normal avait envie de faire après ça, c'était d'embrasser de l'herbe verte, de respirer un bon coup de gasoil et de regarder le soleil en se rappelant que la vie est belle. Ouvrir le volume entre vos mains donnait presque l'illusion de laisser les traces de la noirceur sur la peau. Je n'avais pas envie de lire ça, aujourd'hui. J'avais besoin de respirer, et de planer un coup.
Il y a des moyens bien plus efficaces que la drogue ou le cannabis pour planer. Au final, le principe est simple : enclencher une fonction du cerveau qui lui fait mêler à la fois les rêves et la réalité, en stimulant l'imagination et en sollicitant l'inconscient. Pour ceux qui n'ont aucune maîtrise sur le fonctionnement de leur cerveau, il faut utiliser des substances illicites pour permettre ça. Pour ceux qui arrivent à se concentrer un minimum, il suffit de fixer son attention sur quelque chose de particulier et de faire travailler la machine à idées simultanément. Pour certains, c'est en écoutant de la musique, pour d'autres c'est en jouant aux jeux vidéos, ou en regardant un film, et pour moi c'était en ouvrant un volume des écrits de Benjamin.
Un artiste Chinois qui a réussi à percer en Occident, ce qui n'est pas surprenant quand on voit son talent pour tout ce qui est graphisme. Ses histoires sont simples, courtes, trop courtes, même. Des nouvelles colorées et intéressantes, parlant de sentiments et vie, mettant en scène des adolescents dans une Chine contemporaine. Je suis fan, même si les histoires en elles-mêmes ont beaucoup moins d'intérêt que le travail graphique de l'artiste, aux yeux des professionnels. Et pour beaucoup, les histoires n'avaient aucun intérêt du tout.

- J'espère que tu ne vas pas lire ce truc complètement niais que tu as ramené, ajouta Thibaut en se grattant la tête.

Lui, il faisait partie des gens que je venais de citer en dernier. Et il savait que j'étais prêt à défendre mon bifteck quoiqu'il arrive.

- Ce n'est pas niais.
- Certes. Et Elvis n'est pas mort.
- On ne va pas reprendre ce débat encore une fois...
- L'adolescentophilie est une manie contemporaine qui est extrêmement horripilante, en sus d'être débile, car l'adolescence est une période de merde. Il n'y a nullement lieu de débattre sur ce sujet.

Ca y est, ça le reprend.

- J'ai des souvenirs heureux de mon adolescence, moi.
- Normal, toi tu es con. Et aveugle. Remarque, les ados sont cons, aveugles et stupides.

Tout un programme.

- Tu es un adolescent toi aussi, je te signale.
- J'ai dix-neuf ans, je suis un adulte, moi.
- Ca ne change rien à ta vie, d'être majeur, je te signale. Enfin si, tu peux être foutu en tôle, tu peux voter pour des candidats dont tu n'as rien à secouer, tu peux aller sur des sites de cul sans avoir à te planquer, mais de toute façon tu feras gaffe quand même, par habitude.
- Le porno m'est aussi utile qu'un parpaing dans une partie de morpion. Et ne pas t'inscrire sur les listes électorales est un échec complet dans ton devoir de citoyen.
- Je m'en fous.
- Si tout le monde faisait comme toi, tu sais où ça nous mènerait ?
- Tout le monde ne fait pas comme moi, je te signale.
- Sartre dit que ceux qui utilise ce genre d'excuse pour justifier leur comportement inadapté et irresponsable sont ceux qui prennent la fuite.

J'ai soulevé mon poing et levé mon majeur dans sa direction.

- Sartre sait probablement où il peut se mettre ceci. Je n'ai rien à faire de tes leçons de philosophies inutiles.
- Alors arrête de geindre sans arrêt, on dirait que tu es dégoûté d'avoir dix-huit ans.

Mais je suis effectivement dégoûté d'avoir dix-huit balais, mon vieux. Je suis dégoûté de vieillir, de sentir le temps s'accélérer. Je suis dégoûté de quitter le cycle "Collège - Lycée" et d'aller à la fac, je suis dégoûté de ne plus croiser tous les jours les têtes de cons auxquelles je m'étais habitué avec le temps. Je suis dégoûté de ne plus pouvoir me sentir proche de mes profs, je suis dégoûté de quitter l'enseignement général, qui malgré tout ce que j'ai pu cracher comme venin dessus, était foutrement intéressant. Je crois qu'ils vont tous me manquer sans exception aucune, les cons comme les neutres, eux-mêmes comme mes amis. Ne plus croiser les gens tous les jours parce que ça fait partie de la routine quotidienne a tendance à détruire les liens sociaux créés, quelque soit l'énergie qu'on emploie à les maintenir intacts. Je suis dégoûté de quitter mon univers pour un autre, un autre dont je ne veux pas. Je me complais dans la glande totale qu'est le Lycée, j'aime les gens superficiels et complètement débiles que je croisais chaque jour de la semaine scolaire parce qu'ils me rappellent à quel point je suis moi, à quel point mon existence est ce qu'elle est, et c'est justement ceci qui la rend agréable à vivre.
Le proverbe "Mieux vaut être seul que mal accompagné" a été prononcé par un imbécile qui n'avait aucune idée de ce qu'on peut ressentir en ayant besoin des autres. Même si les gens sont cons autours de nous, nous avons besoin d'eux, pour qu'ils nous renvoient ce reflet flou de ce que l'on croit être, et de ce que l'on se complait à être. Oui, bordel, je suis un ado en pleine crise, et je l'assume. Je ne veux juste pas qu'on me retire ce droit que j'ai appris à savourer qui me permet de sortir des inepties qui passeront inaperçues dans la déchetterie géante des paroles humaines. Je ne veux pas être considéré comme un adulte, je ne veux pas devenir aussi crétin qu'eux, je ne veux pas qu'on se permette de me juger en tant qu'adulte. Je n'ai aucune envie de m'enfoncer dans une vie répétitive qui sera encore plus grise et décolorée que peut être le Lycée à ses pires moments. Je veux profiter encore du bonheur que j'ai possédé tout ce temps, et dont je ne me suis rendu compte que bien trop tard.

- Je vais lire Remember, je mets la chanson du même nom. Pas d'objection ?
- Non.

Je me suis levé et j'ai posé mes yeux sur l'ordinateur, dans le but de changer l'ambiance sonore. Thibaut était tellement absorbé par son truc que de toute façon, le changement ne le gênerait pas le moins du monde. Mais il faut avouer que cette chanson avait un brin d'ironie pour moi au niveau des paroles, et en plus elle était agréable à entendre. A nouveau avachi sur mon lit, j'ai ouvert Remember et je me suis envolé. J'ai plané de façon très agréable pendant un long moment, long d'un ciel bleu, de visages timides et tristes, dans la fumée de cigarette, à travers des sentiments en cristal. Je fus ramené à la réalité avec la douceur d'un jumbo jet qui essaye d'amerrir en ayant perdu trop d'altitude trop vite, ce qui est plutôt pas mal si on compare par rapport à mes retours sur Terre habituels.
On avait sonné à la porte, et je savais qui c'était. Ce n'était pas la sonnerie en elle-même qui me ramena dans ce monde de réalité soi-disant tangible. C'était l'injonction de Thibaut à mon encontre, stipulant clairement que je devais lever, faire usage de mes muscles et aller ouvrir la porte. Je l'aurai bien envoyé se faire foutre, allègrement, même, mais là il y avait matière à mobiliser ce qui me sert (prétendument) de corps. C'est avec un pas traînant que j'ouvris la porte pour faire face à la seule personne véritablement importante à mes yeux. Lise se tenait sur le seuil, un sourire mince mais heureux et un regard tout aussi heureux sur son visage pâle. Elle s'approcha et m'embrassa. Je lui rendis son baiser, caressant au passage ses cheveux noirs, et la serrant contre moi. Elle n'était pas grande, habillée avec une veste en jean, un jean délavé et une paire de converse aux pieds, cette éternelle écharpe nouée à son cou.

- Salut, me dit-elle doucement.
- Salut, mon ange, lui répondis-je.

J'avais rendez-vous avec elle, je devais l'emmener voir un film au cinéma, et je n'y manquerai pour rien au monde. Je serais capable de faire tout et n'importe quoi pour elle, tellement je l'aimais. Je me sentais même faible, tellement mon amour pour elle me consumait. Un truc que l'autre sapajou allongé dans ma chambre prétendait connaître. Ou plutôt avoir connu. Je me suis chaussé, j'ai enfilé une veste noire sur ma chemise, accordant ainsi le ton de mes vêtements et mon allure avec celle de Lise.

- Eh, l'animal sauvage.
- Quoi ? grogna Thibaut.
- Je te confie la baraque ou on se revoie en bas ?

Il s'arrêta de lire et me regarda. Il m'a sourit, et puis est replongé dans son bouquin.

- On se revoie en bas.
- Ca roule.

J'ai attrapé la main de Lise, avant de sortir avec elle dans le couloir et d'appeller l'ascenceur. Elle se serrait contre moi, ses bras noués autour de ma taille, tremblotante. Elle était frileuse, cette petite. Mais tant que je serais là, elle n'aurait pas froid. Nous sommes entrés dans l'ascenceur et je me mis à lui frictionner un peu le dos. Dix étages, ça me laissait le temps pour la réchauffer, même si ce n'était que symbolique. Une fois dehors, elle me regarda et me dit :

- Prends moi dans tes bras.

Ce que je fis sans poser de question. Thibaut nous rejoint à ce moment. Il s'écrasa avec la grâce du même jumbo jet qui m'avait réveillé tantôt sur le toit de la voiture garée en dessous, faisant retentir une alarme à travers tout le quartier. Lise serra plus fort avec ses petits bras. Je l'ai embrassé à nouveau.

On se revoit en bas.

Il est temps de partir, ou on va être en retard pour notre séance de cinéma. Une brise souffla sur nous deux, alors que nous nous éloignions lentement sous ce ciel gris.


"Loneliness is killing me
I've been dying, I've been trying
Live your life and let mine be
Cause where the love goes is where the wind blows...
"


 

Vendredi 25 juillet 2008 à 5:38

Cette montée à la double pédale en fin de chanson avait de quoi me faire baver. J'étais vautré sur ma chaise, cette dernière en équilibre sur deux pieds, le mp3 a un volume relativement haut. Inerte. Comme si ma densité venait de grimper subitement. On hiiiiiiiiiiigh. Certains se mettent sous crack et autre LSD pour se sentir mieux, moi il me suffit de ma dose de musique. Mes pieds posés sur le bureau me servaient à réguler les balancements, me procurant ainsi un rockin chair customisé. La prof n'allait pas tarder, mais elle ne serait pas là tout de suite. Suivant la bonne vieille logique, ma classe de Terminale S était donc en train de faire un bordel monstre en l'absence de toute autre autorité que le regard imposant du hamster qui trônait sur le poster de la porte. Des trousses volaient et des stylos s'éparpillaient, dans une joyeuse cohue.
Les filles papotaient dans leur coin, tandis que les mecs parlaient jeux vidéos et musiques, en groupuscules. Comme d'hab'. C'était une journée tout ce qu'il y a de plus normale, avec des gens normaux, une température normale, une pièce normale dans un monde normal. La joie procurée par ce sentiment de tranquillité se diffusait lentement en moi. Je regardait le plafond, comme fasciné par ce travail d'artiste, si l'on considère que cet espace de pseudo-plaqué est de l'art évidemment. Pour un peu, je me serais endormi, en bavant probablement. A vrai dire, durant cet instant, n'importe quoi aurait pu me passionner, me captiver de façon irrémédiable, que ça soit une araignée en train de faire du slalom entre les converses et les baskets des boeufs qui constituaient ma classe ou bien que ça soit une réfléxion épique sur la logique.

- T'as l'air fin, toi, tiens.

Intrusion sonore ET visuelle alors que je me suis en train de savourer un moment d'extase pure. Le vil félon à l'origine de cette intrusion risque gros. Mes yeux pivotent sur la gauche, pour assimiler l'identité de l'individu.

- Je t'emmerde, espèce de crétin.

Je ne cherche même pas à retirer mes écouteurs, ça ne servirait à rien. Avec ses cheveux en bataille, son jean délavé et sa chemise à manches courtes, cet abruti faisait parfaitement les 17 ans qu'il possédait. Je fermais les yeux et continuait d'écouter ma musique.

- Allons, allons, ne sois pas si agressif, dit-il en tendant le bras pour attraper une chaise avant de s'asseoir à ce que j'estimais être quarante centimètres sur ma gauche.
- Légitime défense enclenchée par ton intrusion dans mon espace vital.
- Quelle taille fait ton espace vital déjà ?

J'ouvrit l'oeil gauche et le plissa dans sa direction.

- Juste assez pour que tu sois dedans de façon emmerdante.
- Ah.

Il croisa les bras et se mit à me regarder.

- J'avoue que comme ça, quand je me suis posé la question, je n'aurai jamais pu deviner que tu regrettais tes années de lycée.
- Mon vieux, ce genre d'année qu'on a passé à ne rien faire d'autre que boire, manger, dormir, jouer, jouer encore, dormir encore aussi, et légumiser, ça vaut un sacré pesant de cacahuètres bulgares.

Il hocha la tête en observant un cahier voler d'un bout à l'autre de la pièce sous le cri d'une jeune fille en détresse.

- Certes, certes. Ca fait un peu débauche romaine, tout de même.
- Genre déchéance et décadence ?
- Un peu, ouais.

Je pris une longue inspiration en ouvrant les yeux, histoire de surveiller les bovins locaux.

- Cette déchéance et cette décadence, pour autant que ça en soit vraiment, soit nettement plus saines que ce qui vient après, à mon humble avis.
- Ton "humble avis" est source de pas mal de problèmes, en fait.
- Pour te dire la vérité, je n'en ai rien à foutre.
- Ce qui n'est pas mon cas.
- Certes.

Il me fixait d'un regard neutre, les bras croisés sur le torse.

- Ecoute, j'ai encore de bons souvenirs de mon anniversaire de mes huit ans, donc ça attendra.
- Huit ans ? Mais y'avait même pas la PS2 à l'époque !
- Je me suis très bien débrouillé sur PSOne pendant longtemps, tu sais. Ces vieux jeux tout moches seront de nouveau à la pointe de la technologie.

Il soupira et se leva.

- Impossible de t'arrêter, hein ?
- Impossible, effectivement. Bon allez, casse-toi, la prof va arriver dans moins de trente secondes.
- Tâche juste de pas trop merder, ça me plaisait pas mal ce qu'on avait fait jusqu'ici.
- T'inquiète.

Il me sourit et retourna s'asseoir. Vingt-trois secondes plus tard, la prof de latin entra dans la pièce, encore fatiguée de sa course dans l'escalier. Le lycée, comparé à ce qui arrive plus tard, c'est le pied. Et franchement, j'ai pas envie de retourner dans le présent alors que je peux jouer encore à des jeux que j'ai déjà terminé une bonne centaine de fois.
Einstein avait pas tous les éléments pour être capable de théoriser sur le voyage dans le temps, en fait.

Mardi 15 juillet 2008 à 16:05

C'était la nuit noire. La nuit noire, pas vraiment, en fait. On voyait parfaitement les astres, quand ce gros nuage ne les cachait pas. Pas à l'instant présent, quoi.
L'instant présent, c'était ma rover 4x4 lancée à toute blinde sur un sentier de montagne, moi au volant, écrasant la pédale à intervalles réguliers. Rouler de nuit peut être très agréable, contrairement à ce que la majorité des gens prétendent. Pour peu que l'on ne soit pas trop fatigué, s'entend. Il n'y a personne sur les routes, et l'ambiance est toute particulière. On dépend entièrement de ses phares, ou pas, si l'on connaît le chemin. On a vite tendance à s'imaginer quelque illusion au détour du chemin, cachée dans l'obscurité, avant de secouer la tête en se disant "Non, je délire.", en bons humains que nous sommes.
Cette route me semblait interminable. Il y avait tellement longtemps que je ne l'avais pas prise. Avant, je l'aurais probablement faite les yeux fermés et les phares éteints. Même maintenant, je conduisais avec une maîtrise qui permettait d'affirmer que je n'y étais pas étranger. Des virages parfaitement calculés, des mouvements souples, des accélérations à intervalles calculées, et jamais besoin d'user ma plaquette de freins. Des souvenirs qui reviennent au fur et à mesure comme lorsque l'on réécoute une mélodie d'enfance.
Beaucoup de gens laissent la radio tourner lorsqu'ils conduisent. Moi pas. Moi, je mets en fond sonore des CD de mon choix. Et j'aime bien avoir un volume un peu élevé, pour m'empêcher de m'endormir. Parfois, je chante en même temps, quand c'est une chanson que j'affectionne particulièrement. Ou je tapote sur le volant, aussi. Cette fois j'avais des passagers, et donc je ne chantais pas. Encore que nous aurions très bien pu chanter tous en cœur, mais je ne voulais pas prendre l'initiative de couvrir de ma voix un peu grave les sublimes vocales de Tarja Turunen. A la suite d'un virage plutôt sec, je glissais ma main droite vers la radio et pressait deux fois un bouton, sautant ainsi quelques pistes et atterrissant ainsi sur Stargazers, toujours de Nightwish. Mes passagers étaient silencieux, ce qui ne veut pas dire qu'ils étaient désagréables. C'était deux vieux amis.
Corey, assis derrière moi, regardais à travers la fenêtre, apercevant la ville en contrebas de la montagne. Une immense ville, du moins c'est ce qu'elle semblait être, même si des villes comme New-York ou Londres devaient faire au moins vingt fois sa superficie. Les lumières des immeubles pouvaient être très belles, vu sous le bon angle. J'avais volontairement coupés toutes les lumières que je pouvais à l'intérieur de la voiture pour ne pas gêner cette vision. A ma droite, Mika avait les yeux fermés, et se reposant probablement. Corey et Mika étaient amants depuis... depuis peu après que je les connaissais, en fait. Mika était une rousse toujours calme, et Corey un type puissamment ambivalent. Impossible d'affirmer qu'ils étaient amoureux l'un de l'autre, à moins de les connaître un tant soit peu. Et j'avais la prétention de faire partie de ces rares personnes. Le fait est que je les connaissais depuis longtemps, assez pour pouvoir être prétentieux.
J'ai fait un dernier virage souple, presque parfait, et nous étions arrivés. A côté de la route, cachée par une barrière peu épaisse d'arbre, se trouvait une clairière. Pas une grande clairière, juste une vingtaine de mètres sur une quinzaine. Mais depuis cette clairière on avait une vue imprenable sur la ville et la vallée en contrebas, de par le plan légèrement incliné. On pouvait voir très loin, et de nuit, les lumières de la ville étaient véritablement magnifiques.
Un des avantages de cet endroit était également que si l'on ne connaissait son emplacement, il était quasiment impossible de le voir. Nous sommes tous descendus de voiture, et après un passage peu agréable entre les arbres, nous étions finalement dans la clairière. En son centre se trouvait un bassin d'eau très claire, arrivé là dieu seul sait comment, et dont l'eau était agréable, du moins suffisamment pour se baigner. Corey prit Mika dans ses bras  et la déposa sur l'herbe, elle avait les mains derrière la tête, contemplant le ciel garnit d'étoiles. Nous autres hommes venions d'enlever notre haut, et après m'être déchaussé de façon expéditive, je me glissais dans l'eau. Mon ami fut rapidement à mes côtés.

- C'est la pleine lune, ce soir, dit-il en appuyant ses coudes sur le rebord du bassin.
- Exact. On a un bain de lune en prime, pas cher.

Il resta silencieux un moment. Moi aussi, les yeux fermés, je ne disais rien. Je battais lentement des jambes sous l'eau, le bassin ne devait pas excéder les deux mètres de profondeur, mais c'était suffisant pour moi. Dans ce genre de moment, on se sent terriblement détendu, comme si on pouvait effacer notre passé et notre futur de notre esprit, comme si, pour un instant, on était obligé de vivre le moment présent. La lune nous baignait de sa lueur, et aucun de nous ne parlait pour un moment. Les remous de l'eau ne firent aucun bruit, bien que je m'agitais beaucoup. Corey, toujours accoudé au bord de ce bassin, respirait profondément.
Franchement, qui aurait pu prédire que nous nous retrouverions là, après tant d'années de séparation. Combien de temps depuis que nous nous étions séparés après une brève mais douloureuse embrassade ? Trop longtemps, probablement. Trop longtemps, sans aucun doute. L'ambiance de ces retrouvailles était absolument délectable, bien qu'elles fussent totalement inattendues. Voir Corey et Mika devant ma porte m'avait surpris l'espace d'une seconde. Il y a des promesses de gosse qu'on pense ne jamais avoir à tenir, et au final…
Je me rappelle encore du moment où nos chemins ont commencés à diverger. "Parting of the ways" est une expression idiomatique anglaise qui correspond parfaitement pour décrire ce qui s'est passé. Tandis que Corey progressait de plus en plus vers le statut d'étudiant modèle, je me rapprochais du titre de cancre. Après l'obtention de notre baccalauréat, nous nous sommes progressivement perdus de vue, chacun ayant, malgré notre amitié et notre profond respect mutuel, envie de garder sa vie privée. Jusqu'au jour où c'était dit, Mika et Corey allait emménager à l'autre bout du pays, et moi j'allais m'enfoncer dans des emmerdes toutes plus impressionnantes les unes que les autres. Donc embrassades et adieux, ils sont grimpés dans leur caisse, leur bordel empaqueté à l'arrière, et vroum, "so long and thanks for all the fish" comme disait Douglas Adam. Après ça, nada. Silence radio complet, autant de leur part que de la mienne. Lorsque nous étions tous en Terminale, j'aurais mal vu quelqu'un m'annoncer la suite de cette histoire. On est toujours tellement préoccupé par sa propre orientation (quel mot mal choisi) qu'on en oublie de penser à ceux qui nous sont devenus chers au fil des ans. Corey n'était pas la seule personne que j'avais perdue de vue après l'obtention de ce soi-disant diplôme national. Mais il était parmi les seules qui m'avaient vraiment manquées. Des personnalités comme la sienne, on en voie que très rarement, et c'est ce qui fait toute leur saveur. De toutes les personnes que j'avais connues, il y en avait peu qui me manquait, et Corey en faisait en partie. Je ne savais pas s'il considérait ça comme un honneur, mais il aurait pu. Le nombre de personnes qui étaient chères à mes yeux se comptaient sur les doigts d'une seule main.

- Toujours pas revenus sur votre décision d'avoir des gosses ? demandais-je en m'enfonçant jusqu'au menton dans l'eau.

Je m'étais toujours demandé à quoi ressemblerait la descendance de ne serait-ce que l'un des deux, et surtout comment ils les auraient éduqués. La marmaille était autrefois à Corey ce que les mines anti-personnelles sont aux militaires : un truc vicieux, fourbe, et extrêmement dangereux en plus d'être vachement instable. Mais le temps a ses effets, et peut-être avait il changé de point de vue. Ou peut-être que Mika l'avait convaincu.

- Education rime avec explosion, marmonna mon ami, et enfant rime avec chiant.
- Je suppose que je dois considérer ça comme une réponse négative.
- Plutôt jongler avec de la nitro que d'avoir des marmots, oui…
- You haven't changed, soupirais-je.
- Got a problem with that ? répliqua immédiatement mon compagnon.
- None.
- That's good.

En me tournant vers Mika, je vis qu'elle souriait toujours, son regard dirigé vers la lune, sa robe blanche délicatement étalée sur le sol. L'eau était à une température vraiment agréable, et j'essayais de me rappeler depuis combien de temps je n'avais pas été ici avec ces deux là. Pendant ce temps, Corey se laissa glisser entièrement dans l'eau, pour en émerger quelques secondes plus tard, ses cheveux mi-longs collés à sa nuque et ses épaules. Il s'assit sur le rebord du bassin, et après un coup d'œil rapide à sa potentielle fiancée (je savais toutefois que même si l'idée leur passait par la tête à un moment ou à un autre, ils ne se marieraient jamais) il posa son regard gris sur moi. Je lui fit face, le dévisageant pendant une seconde avant de plonger mes yeux verts dans les siens.
La plupart des gens n'arrivent pas à maintenir ce que l'on appelle un "Eye Contact" pour la simple et bonne raison que cela crée une tension entre deux personnes qui finit par gêner les participants, surtout si leur relation est instable ou si leurs émotions ne sont pas affichées comme elles le devraient. On voit souvent dans les films ou dans les livres des personnages qui affirment que l'on peut connaître une personne simplement en lisant dans ses yeux. C'est vrai, dans une certaine mesure. Il faut pour cela que la connivence entre les deux personnes impliquées soit forte. Dans notre cas, elle l'était. Ce qui nous permettait de ne pas nous embarrasser inutilement de mots lorsque nous étions entourés. Et même lorsque nous ne l'étions pas, certains moments de magnificence silencieuse ne devant pas s'achever sur la simple envie d'émettre un son. Corey leva les yeux vers les étoiles, en poussant un léger soupir qui voulait tout dire pour moi. Il avait des regrets, ce qui n'était pas dans ses habitudes. Je pouvais comprendre ce qu'il ressentait, même si je fonctionnais de façon assez différente et que j'étais habitué à subir les assauts des choix du passé dont nous doutons. Mais ce qui est fait est fait, pour le meilleur et pour le pire, et ce raisonnement ne tarderait pas à balayer les intrus des préoccupations de mon ami.

- Toi, en revanche, tu as changé, souffla Corey en battant légèrement des jambes sous l'eau.
- C'est dans ma nature, mon vieux.
- Je sais.
- Je sais que tu sais. Néanmoins tu fais la remarque à haute voix, ce qui veut dire qu'il y a quelque chose que tu voudrais préciser à propos de ceci, sans quoi tu aurais fait la remarque dans ta tête, répliquais-je en balançant ma tête totalement en arrière et en regardant le ciel étoilé entouré par les quelques arbres alentours.

Il eut un petit rire avec sa voix grave, et je ne pus m'empêcher de sourire.

- Grillé sur toute la ligne, hein ?
- Je te connais presque comme si je t'avais fait, soupirais-je en conservant un petit sourire aux coins des lèvres.
- Presque.
- Presque. Que voulais-tu dire ?
- Tu n'es donc pas capable de me le dire ? me dit-il, la voix teintée d'ironie.
- Je ne m'avance jamais sur ce genre de plates-bandes bancales.

Corey prit une profonde inspiration.

- Tu te sens toujours capable de le faire ?
- Evidemment.
- Tant mieux, alors.

Mon compagnon sortit de l'eau et commença à se rhabiller lentement. Je fis de même, une fois que l'unique serviette eut atterrit entre mes mains. Corey pris Mika dans ses bras, les mains de la jeune fille passées autour du cou de mon ami, comme un mari porterait sa femme à la chambre nuptiale un soir de noces. Complètement habillé, je passais ma veste en jean noir sur mes épaules et fit face à Corey, qui se tenait dos au bassin, un faible, mais néanmoins présent, sourire aux lèvres, sa fiancée dans ses bras. Je lui souris à mon tour et, dans un murmure, je pressais deux fois la détente de mon Beretta, lui logeant deux balles de 9mm dans la cervelle. Il tomba en arrière, Mika avec lui, et disparut dans le bassin. J'avais promis de faire en sorte que ces deux là restent toujours ensemble, et Corey avait voulu rejoindre sa bien-aimée, décédée trois heures plus tôt d'une insuffisance cardiaque.
Je rangeais mon arme, et reprenais mon 4x4 pour parcourir à nouveau la nuit. Seul.

Mardi 1er juillet 2008 à 5:38

Je finissais mon verre de thé glacé et je cherchais quelque chose à manger lorsque cela me frappa. Je le savais. De façon inexplicable, je le savais. Pragmatique, j'attrapais un Snickers avant de me diriger vers ma chambre. Mon T-Shirt flottant à peine sur mes épaules, j'enfilais mes chaussures. Ce type de chaussure que les adolescents pensent être le plus normal des souliers alors que les parents se souviennent les avoir achetés au rayon sport du magasin. Je pris le soin de les enfiler encore lacées, en écrasant le contrefort, et de refaire ensuite les lacets pour les serrer le plus possible. Vice issu de ma jeunesse, vice que j'assumais totalement.
Chaussures, pantalon, T-Shirt, montre, portable dans la poche gauche de mon pantalon, pansement sur ma coupure au visage, et picotement sur l'échine. J'étais paré. Au fond de moi, une petite voix me demandait si j'étais vraiment prêt pour cela. Non, je n'étais pas prêt. Pas du tout. Mais je ne le serais jamais, alors autant charger. Il y a un temps pour la réflexion et le doute, et un temps pour la charge. Et là, il était temps. Ca ne se discutait pas. Le rythme de mon coeur s'accélera. Obligatoire. Ma conscience m'incita à regarder une dernière fois la date et l'heure, derniers repères temporels avant ma plongée dans cet inconnu que je ne connaissais que trop bien. Il était minuit pile. Dans une nuit d'un dimanche à un lundi. J'étais donc en pleine fissure du temps. Cela expliquait pas mal de choses. Je me dirigeais vers l'entrée de mon appartement. Dans une dernière action, je balayais d'un regard triste mes affaires. Ma main se posa sur la poignée, et j'étais désormais dénué d'hésitation et de peur. Ou du moins, ces dernières ne m'affectaient plus. J'ouvris la porte et fit mon premier pas dans cette descente ascendante.
Je marchais le long de l'escalier avec un calme qui tenait plus de la résolution que du self-control. Un escalier, avec des marches argentées. Un escalier dont les marches tenaient en place sans aucune fixation. Un escalier dans le néant, l'obscurité était visible partout autour. Son oppression ne m'affectait pas. Je continuais ma descente sans être aucunement troublé. Soudainement, les Juges apparurent. Des silhouettes encapuchonnées dans ce qui aurait passé à notre époque pour des robes de moine. Des silhouettes rouges et noires, se tenant sur les côtés de l'escalier, marmonnant des dizaines de réflexions simultanéments. Je n'étais pas le moins du monde impressionné. Ils furent de plus en plus, jusqu'à constituer des parois contre lesquelles j'aurais pu appuyer si j'avais tendu un peu mes bras. Leur marmonements continus se transformèrent bientôt en un grondement sourd. J'aurais dû être terrorisé, mais je ne l'étais pas. L'escalier, qui descendait en ligne droite dans un néant opaque, s'arrêta bientôt face au vide, devant le Gardien. Les Juges n'avaient pas bougés, leur grondement sourd s'arrêtant brusquement devant la puissance du Gardien. Gigantesque, le Gardien, silhouette encapuchonnée comme les autres, dégageait une aura qui aurait fait pleurer de terreur n'importe quel être humain. Il tendit un bras vers moi, et se prépara à me balayer d'un simple revers de main. Moi, humain, j'étais devant la Peur incarnée. Je combattis avec la Colère. Laissant cette dernière m'envahir, je rugis si fort que le Gardien poussa un hurlement lorsque qu'il fut détruit. Les Juges fondirent d'un coup, et m'enveloppèrent, avant de disparaître purement et simplement. Je remodelais mes habits à ma guise, une longue cape apparaissant alors dans mon dos, fixée à mes épaules par ma simple volonté.
L'escalier montait, à la marche suivante. Je mis le pied dessus, conscient désormais que j'étais inarrêtable. Les Juges avaient échoués, et j'avais pulvérisé le Gardien d'un simple hurlement qui s'était rapidement évanoui dans le néant. L'escalier montait en ligne droite, de façon symétrique à la descente que j'avais effectuée juste avant. Mais les marches étaient cachées dans l'obscurité, et tout humain aurait forcément ratée la suivante, leur espacement étant irrégulier au possible. Chaque fois que je posais mon pied dessus, la marche devenait argentée comme les précédentes. Des créatures virent bientôt s'ajouter aux marches. Une seule d'entre elles aurait déchiqueté une légion de combattants aguerris. Elles s'enfuirent devant mon simple regard. Une porte apparut plus haut. Encore une dizaine de marches et j'allais l'atteindre. Une porte de cristal, miroitant comme l'ébène. Une main sur chaque battant, j'ouvris d'une pression la porte que tant d'hommes avaient rêvé d'entrevoir un jour.
Je me trouvais désormais sur un sol qui s'étendait à perte de vue sous le néant. Un sol carrelé, lisse, et magnifique. Il se trouvait devant moi. Un vieil homme voûté, appuyé sur une canne à peine droite, ses yeux bleus témoignant de son immense savoir. Des yeux encadrés par des cheveux blancs et une barbe correctement entretenue, égalisant parfaitement le visage par sa faible longueur. Il m'attendait, voûté sur sa canne comme s'il allait tomber dès l'instant où il ne pourrait plus s'appuyer sur quoique ce soit. L'art des apparences. Je compris rapidement l'inutilité de lancer ma puissance contre lui comme je l'avais fait avec le Gardien. Elle ne l'affectait pas du tout. Maintenant c'était le gros morceau. Il rit doucement, d'un rire chaleureux, et me sourit.

- Soit le bienvenu, dit-il.
- C'est sympathique de votre part.

Il haussa un sourcil.

- Oh ? Tu ne t'y attendais pas ?
- Je ne m'attendais à rien, et je m'attendais à tout.

Il acquiesca gravement.

- Certes, certes. C'est évident.
- Evidemment.
- Je ne suis pas ton ennemi, tu sais, affirma-t-il gravement.
- Vraiment ?

L'air autour de nous changea lentement. Des crépitements apparurent et un éclair jaillit de nulle part pour se planter entre lui et moi.

- Cela dit, si c'est un affrontement que tu veux, je peux t'en offrir un.
- A la bonne heure.
- Arrogance, persifla-t-il.
- Jeunesse, répliquais-je.

Le sol disparut, laisse le néant nous envelopper. L'occasion pour moi de dévisager celui qui venais de se redresser sur sa canne et qui me toisais. Une seconde s'écoula et le ciel apparut autour de nous, ainsi que le sol loin sous nos pieds. Une belle plaine, immense, cernée par des montagnes. Décor improvisé pour combat d'éternité. L'éternité devant nous, l'Homme derrière nous. Deux armées apparurent au sol, composées de fantassins à perte de vue. Les tambours de guerre résonnaient dans toute la plaine, rythme stimulant et ô combien galvanisant. J'écartais les bras et me concentrait légèrement, faisant ainsi couler un océan dans l'armée qui me faisait face. L'armée qui se tenait de mon côté fut dévastée par un volcan surgit de nulle part. Je me concentrais de plus en plus, m'aidant de geste pour canaliser ma volonté et mon pouvoir, massacrant des humains par centaines de milliers. De son côté, il fit la même chose, sans bouger d'une autre façon qu'en respirant. Les éléments se déchainèrent les uns contres les autres. Des volcans jaillirent au milieu des océans, pulvérisés par des éclairs rapidement éliminés par des giclées de feu, qui mouraient sous les pluies de pierre. Des créatures improvisées se livraient bataille avant de périr au milieu d'un tel déchainement. L'excitation m'aurait presque gagnée, mais prudent, j'effaçais tout cela d'un revers de main. Mon opposant me sourit, et nous étions désormais sur la Tour. Elle ne ressemblait en rien à une Tour, mais nous l'avions baptisée ainsi, de par son éloignement du monde réel. Actuellement, c'était un jardin rempli de tous les types de fleurs, mais composé d'une majorité de rose. Des colonnes de pierre blanche soutenait la magnifique voûte de cristal au dessus de cet endroit enchanteur et enchanté. Le vieil homme me désigna un siège qui venait d'apparaître. Je le remercia et prit place, tandis qu'il fit de même. Nous nous faisions face, désormais.

- Tu es doué. Et extrêmement jeune, m'annonça-t-il.
- Je suis une exception ? demandais-je, quelque peu étonné.
- Oui. De ce que j'en sais, tu es le premier à être aussi jeune.
- Mon existence n'était pas des plus normales.

Il acquiesca gravement à nouveau. Sa voix prit un ton las et triste.

- Comme nous tous. Mais être aussi jeune...
- ... est la marque des malédictions. Si tant est qu'on croit aux malédictions.
- Je vois que tu es au courant.

Je rit doucement.

- Evidemment.

Ses yeux pétillèrent.

- Evidemment.
- Je sais tout et je ne sais rien, lui dis-je.
- Comme nous tous.

Il se leva et me toisa.

- Tâche de ne pas te laisser emporter. Tu es encore très jeune.
- Je ne sombrerai pas dans le mal.
- Tu n'es pas capable de résister à tout ce qui se dressera devant toi. La plupart, mais pas tout.
- "Est-ce ma faute, si notre Père a fait les Hommes moins puissants que Lucifer ?"

Il rit de bon coeur. Moi aussi.

- J'ai encore une question, ajoutais-je.
- Oui ?
- Combien sont passés avant moi ?
- Suffisamment, me répondit mon interlocuteur malicieusement.
- Autrement dit : trop.
- Tu seras heureux lors de la relève.
- Si relève il y a.

Nous échangeâmes encore un regard. Je vis de la compassion dans ses yeux. Je levait la main lorsqu'il m'interrompit.

- Si possible, donne moi une existence paisible. J'ai été suffisamment éprouvé par tout ceci.
- Je vous le promet.

Un sourire heureux s'afficha sur son visage. Une brise passa et fit doucement bouger les roses. Je leva la main, et il disparut. J'étais désormais le seul maître de la Tour. Le poids de ma tâche arriva soudainement sur mes épaules, manquant de m'écraser. Je souhaite effectivement la relève. Mais je tint bon. Je me sentais changé, et c'était normal.


Ce n'est pas tout les jours qu'on prend la relève de Dieu.



Samedi 21 juin 2008 à 4:50

Si j'avais eu un esprit scientifique, j'aurais pensé que c'était dû à la pression qui variait dans l'air. La pression étant liée au volume, et à la température, il était normal qu'en extérieur je me sente moins oppressé qu'à l'intérieur, en pleine nuit de surcroit. Mais j'ai cette immense chance de ne pas avoir un esprit scientifique, non, j'ai un esprit littéraire. Du moins, ça m'arrangerait. Les deux sont relativement incompatibles, et la guerre des esprits à commencé il y a de ça bien longtemps.
C'est avec ce genre de pensée pourrie, digne d'un début de film de série B destiné à des abrutis complets et ode au navet, que je marchais dans la rue. Ma montre aurait affichée trois heures du matin et quelques, si j'avais pris la peine de la regarder. Mais je ne voulais pas avoir à gâcher de l'énergie en levant le bras et le poignet, la flemme fondant sur moi comme l'oiseau de proie sur l'innocente gazelle, et dieu que c'est éculé ce genre de figure. Il semblerait que l'heure avancée bloque quelques une de mes connexions neuronales. Et zut, j'avais pas dit que j'avais un esprit littéraire. Je reprends donc : je suis fatigué.
Je fais même un récapitulatif complet : je suis fatigué et il fait nuit, je marche dans la rue déserte de cette ville, et j'aime ça. Un silence monumental siégeant dans l'air comme Zeus sur son trône divin, j'entends le bruit de mes propres pas, étouffé par le vacarme tonitruant de décibels que provoque ma pensée. Même si mes oreilles ne me transmette quasiment aucun son, j'ai l'impression que cet éléphant maladroit et quintupède (tant qu'à faire) nommé "Pensée de Moi" va surgir du coin de la rue dans un barrissement de diarrhée verbale et me piétiner de tout mon long. Je devrais m'euthanasier la cervelle, tiens, je sens que ça me ferait pas de mal.
C'est ce genre de nuit qui vous fait prédire que par une combinaison hautement improbable de plusieurs lois directement reliés à celle de ce cher Murphy, votre vie va pouvoir basculer d'une seconde à l'autre. Je marchais donc dans la rue, en attente de l'OVNI qui viendrait me kidnapper pour tenter d'expérimenter plein de choses sur moi pour comprendre l'humain (et ils n'auront que des résultats faux, ça leur fera les pieds qu'ils n'ont pas, tiens). C'est une nuit véritablement magnifique, à peine quelques nuages pour faire semblant de masquer la pleine lune. Tiens, les lycanthropes sont de sortie, est-ce que je vais me faire bouffer ?
Tout humain normal sait que j'ai, à ce moment, dépasser le point du non-retour dans le manque de concernement à propos de moi-même. C'est normal, en fait : je suis un lapin. Ce genre de pensée assaillant mon cerveau comme une jacquerie déchainée en pleine époque féodale est en fait une futile tentative de mon profond subconscient pour arriver à mettre la main sur mon moi-même total et complet. Mais je sais parfaitement répliquer à ce genre de viles bassesses. En théorie, pour le moins.
Alors que je marchais vers un pont, je me fis la remarque de la beauté de la nuit et du manque total de passants. Une nuit parfaite pour se suicider, en somme. Et on dirait bien que je ne suis pas le seul à avoir eu ce raisonnement, tiens. Une jeune femme se tient sur la rambarde, une jambe dans le vide, une autre sur le pont, les cheveux lui voilant le visage à cause de cet enfoiré d'Eole, qui n'a rien de mieux à faire que d'arriver maintenant pour rendre tout ça plus dramatique. Arrivé à ce point, la conscience humaine prend une de deux voies : ou bien la certitude de l'action à faire envahie la pensée, ou bien le doute s'installe et une crise de conscience commence. Je ne suis pas un héros, et je me voyais mal sauter sur cette donzelle pour la plaquer sur le sol, lui pétant au passage une ou deux vertèbres, dans le prétendu but de la sauver. Non, mais je ne pouvais pas non plus la laisser se suicider toute seule dans son coin. C'est pourquoi je me suis dirigé vers elle. Tranquillement.
Elle hésite, on dirait. Lorsque je lui adresse la parole, elle se retourne vers moi, son joli visage couvert de larmes, et ayant la bonté de ne pas crouler sous l'overdose de maquillage. Elle est plutôt jolie, de façon globale. Pas un canon, mais jolie. Le genre de femme qu'on veut tenir dans ses bras avant de faire des galipettes avec. Même si pour la plupart des hommes, l'un incluait l'autre. Tragique, franchement.
Elle est en débardeur, ce qui est assez téméraire, puisque même moi qui suis relativement résistant au froid, je frisonnais presque avec mon T-Shirt. En débardeur et en jupe. Et elle pleure. C'est un peu comme dire que quelqu'un a essayé d'avaler une huitre remplie de moutarde à la fraise, on a l'impression que quelque chose sonne véritablement faux. Je m'adosse à la barrière, à environ trois mètres d'elle, et commence à parler, histoire de m'occuper deux minutes, et de pouvoir occuper mes réflèxes moteurs de façon un peu plus parlante, pour ainsi dire.

- Vous êtes sûre de ce que vous faite ?

Non, mais c'est la classe cette réplique. Made in pouilleuxland. Impressionnant ! Et bien entendu, elle ne répond pas. Non, elle se contente de sangloter doucement. Je me retourne et je jette un oeil au fleuve qui coule en bas.

- Il doit bien y avoir, pfiou, vingt mètres jusqu'au fleuve. Avec un peu de chance, ça sera une mort instantanée.

On dirait que mes paroles ont la capacité incroyablement utile de lui couper le sifflet. Je suis redoutable.

- Mais pourquoi se suicider, hein ? Je peux savoir ?

Elle ne répond pas et continue à sangloter en essayant de me regarder.

- Allons, il faut une bonne raison pour ça. La plupart des gens sont tellement stupides que l'idée ne leur traverse même pas la tête. Vous avez donc une bonne raison, je me trompe ?
- Mon petit ami m'a largué, articula-t-elle en baissant la tête.
- Effectivement, c'est pas tip-top. Parlez moi de ce goujat.
- Ce n'est pas un goujat, il...
- Aucun homme ne devrait faire pleurer une femme, ceux qui font ça sont des goujats. Continuez, je vous prie.

Mais c'est la grande classe, la vache. Tu sais que tu sors des répliques classieuses, mon vieux ? Merci, merci, moi même, je trouve que je suis vraiment excellent et tant mieux si tu es d'accord avec moi sur ce sujet là.

- Il est quelqu'un de très gentil.
- Ah bon ? Il fait pleurer une jolie fille comme vous, pourtant.
- Je... je mérite de pleurer.

Hum, 3615 psy-moi même, ça va être l'heure de passer à l'action. Comme quoi, même au delà de trois heures du matin, mes neurones peuvent encore servir.

- Et pourquoi ça ?
- Je suis une garce.
- Surprenant, vous n'en avez pas l'air.
- Je... Si je n'étais pas une garce, il serait encore avec moi.
- Logique imparable, vraiment.

Elle me regarde à travers ses larmes. Joli visage, vraiment. Même embué par les larmes.

- Vous... vous moquez de moi...
- De vous ? Non ! De votre logique ? Oui !
- C'est pareil.
- Mais non. Vous pensez vraiment que ça vaut la peine de se suicider, tout ça ?
- ...Oui.
- Alors pourquoi vous ne sautez pas ?

Ouah, ennemi cerné, et puis massacre millimétrique de la raison, chapeau, mon vieux. Tu assures autant qu'un vieux général. Autant que Napoléon Bonaparte à Waterloo, ouais, au moins.

- J'ai trop peur.

Effectivement, ça se tient.

- J'ai trop peur pour sauter.
- Je vois.

Et là, je devrais sortir quelque chose. Quelque chose comme un raisonnement basique et primaire comme quoi la vie est belle, qu'il ne faut pas la gâcher, que si elle a peur de mourir c'est qu'il est encore trop tôt, ce genre de choses. Ce genre de trucs. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas parce que ça va à l'encontre même de ce que je suis et de ce que je pense. Alors je fais la seule chose que je trouve valable. La seule chose qui s'impose à ma pensée comme étant une action digne de moi-même : je lui tends la main.

- Donnez moi votre main.
- Pour quoi faire ?
- Parce que vous aurez moins peur de sauter si je saute avec vous.

Elle est surprise. Logique. Elle devait s'attendre au bon vieux speech de la vie est belle, life goes on, vis ta vie, viens un coup dans mon plumard, et tout et tout. Sauf que je ne suis pas comme ça, et il va falloir faire avec.

- Allons, donnez moi votre main.

Elle tend lentement sa main. Une main fine, de femme. Une main qui me donne l'impression d'être en cristal. Une main qui n'oppose aucune résistance, et sur laquelle je referme mes doigts avec précaution.

- Vous êtes prête ?

J'enjambe la rembarde et me tient face à elle, désormais. Elle me regarde étonnée. Elle ne sait pas quoi dire. C'est normal.

- Vous n'avez plus peur, n'est-ce pas ?
- Je... Non...
- Parfait.

Je l'attire vers moi et je l'enlace. Avant qu'elle soit remise de sa surprise, je pousse sur mon pied d'appel et nous basculons vers le fleuve. Elle se serre contre moi.
Cette nuit je n'aurais eu ni loups-garous, ni OVNI.

Mais c'était une bonne nuit.

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