Dimanche 14 octobre 2007 à 23:15

Froid et frais sont deux choses différentes. Frais sous-entend une température qui n'est pas chaude mais qui est agréable. Froid, c'est quand c'est tellement frais que c'en est désagréable. Le froid qui mord ou qui endort, au choix. Le froid peut-être quelque chose de bien, même si c'est généralement un facteur négatif.
Et là, j'avais froid. Froid. Mais c'était tout ce qu'il y a de plus normal. J'étais assis en plein air. Assis. Un bien grand mot. Avachi, calé contre. Contre un rocher. Nettement plus véridique. En plein air, par cette saison, et la nuit, de surcroît. Je n'ai jamais été et ne serais jamais un fan du soleil. Mais là j'aurais vraiment aimé qu'il puisse me réchauffer ne serait-ce qu'un peu. On devait tendre vers les quatre ou cinq degrés. Pas plus. Et avec mes vêtements pas vraiment programmés pour me protéger des températures, je frissonnais. D'ordinaire je résiste plutôt bien au froid, mais là je commençais à geler sur place.
Il faut dire que le fait que je me vidais progressivement de mon sang n'arrangeait en rien les choses. Une balle d'un calibre inconnu s'était taillée la part du lion dans ma jambe. La plupart des gens pensent que si vous prenez une balle non-mortelle, vous pouvez vous redresser rapidement. Conneries. Ca n'arrive que dans les films, ça. En fait, quand la balle arrive dans votre jambe, outre la douleur, vous vous vautrez par terre en gueulant un bon coup, et après un moment plus ou moins long, vous rampez. Vous ne vous relevez pas. Vous rampez à la force des bras, les yeux brûlants, la vision trouble et le souffle irrégulier, tout ceci en pissant allègrement le sang. Vous vous agitez comme un misérable ver, et perdez toute dignité. C'est vraiment dégradant. Ca l'est moins quand ceux qui pourraient trouver ça dégradant sont tous truffés de plomb.
A vrai dire, je ne savais pas combien de cadavres il y avait. Beaucoup, c'est un fait. Et en vrac, c'est un fait aussi. Les boucheries de ce genre ne sont jamais belles, mais là on n'avait pas fait dans le détail. Il y en avait partout. Emmêlés, enchevêtrés, recouverts de poussière, partiellement recouverts d'une couche écaillée écarlate ou noire, entiers ou non, inertes. Inconscients de leur propre état. Immobiles. Déjà morts. Déjà inexistants.
Moi je n'étais pas mort, moi. Non, moi je vivais encore. J'agonisais. Lentement. Très lentement. Et ce froid ! Malgré le bandage dégueulasse outrageusement serré, la blessure refusait d'arrêter de saigner. J'étais pourtant quelqu'un qui cicatrise vite. Mais pas là. Dans le genre balle perdue on ne rêvait pas mieux. Ma jambe était si froide et si raide que je doutais vraiment de pouvoir la faire bouger ne serait-ce qu'un peu. Tenter de plier le genou était tout simplement hors de question. Mon membre était un peu comme une branche morte, et j'avais peur de me briser ce qui me restait d'os si je tentais de me déplacer. Je restais donc contre mon rocher, gelant sur place, la tête tournée vers le ciel.
On avait un magnifique ciel pour nous servir de tombeau. Pas un nuage, ce qui n'améliorait en rien la température, mais me laissait contempler les étoiles. En physique, ou en chimie, je ne sais plus, on avait appris que les étoiles n'étaient que des formes gazeuses qui se consumaient et la lumière issue de cette consumation mettait X années-lumière pour nous parvenir. Ceci est l'approche purement physique des choses.
Ensuite on a l'approche mystique. Cette science dont les anciens astronomes et autres devins se vantaient : lire l'avenir en observant le mouvement des astres. Foutaises. On ne peut pas lire l'avenir. L'avenir n'existe pas. L'avenir est une représentation abstraite des perceptions humaines sur l'inconnu à plus ou moins long terme. L'avenir n'est ni calculable, ni prédictible, ni déjà écrit. Au mieux, il est une conjecture créée avec un manque tellement flagrant de données qu'elle en devient négligeable. Seul existe notre présent. Ce que nous fabriquons de nos mains. De nos corps. De nos pensées. De nos âmes. Nous sommes les maîtres de notre destinée, mot qui est en fait un synonyme d'histoire déguisé, juste un peu plus pompeux.
Mais avant tout, les étoiles restent un phénomène dont la magnificence n'a d'égale que la fascination intemporelle exercée par ces astres sur les Hommes. Ce soir là elles étaient splendides, rayonnantes, présentes, témoins de ma lente agonie et dernières compagnes d'une vie relativement critiquable. Toute vie étant forcément subjective, la critique fait donc partie du jugement que l'on porte sur une vie. Pas comme si quelqu'un allait un jour s'intéresser à ma vie minable qui allait de toute façon s'arrêter d'ici, au mieux, quelques heures, mais j'aurais aimé savoir ce que les gens ont pensés de moi. Il y a beaucoup à apprendre de la façon dont les gens vous perçoivent. Suffisamment pour pouvoir changer radicalement de technique, et juste assez pour ne pas tout oublier. Je n'étais pas un professionnel du camouflage dans la société. J'étais un marginal, pour plusieurs raisons, et je l'avais toujours revendiqué. J'avais bien critiqué la société, connaissant les failles. Mais je n'avais même pas tenté de les faire connaître. Je savais, au plus profond de moi, que la masse populaire ne pouvait être ébranlée par quelqu'un comme moi. Hitler. Staline. Churchill. Roosevelt. Des hommes comme eux, avec un charisme pareil, pouvaient prendre le contrôle des foules et changer le cours de l'Histoire. Le pouvoir est dans les nombres. Ce n'est pas faux. La gestion des foules est un art complexe auquel seule une petite élite peut accéder. Mais lorsqu'un homme issu de cette élite dérapait, il se produisait le genre de boucherie dans laquelle j'étais en train de décrépir.
La politique. Ou comment résumer les emmerdes du monde moderne. La Seconde Guerre Mondiale aurait dû être l'avertissement final. Mais non. ONU ou OTAN, peu importe les sigles et les organisations. Elles ont été inutiles. Inutiles car enchaînées par leur propre code et leur éthique, alors qu'en face se trouvaient des hommes avec une marge de manœuvre immense, et les moyens nécessaires pour déclencher ce genre de conflit global. Et bien entendu, l'Europe s'était disloquée avec la résistance d'un ouvrage très fragile en plein ouragan. Chacun pour sa peau, que le meilleur gagne, alea jacta est.
La guerre est un concept intéressant si l'on considère le côté militaire des choses. Les gradés sont toujours à l'abri pendant que les troufions morflent sur le front. C'est très subjectif comme point de vue, mais en ce qui me concerne c'est odieusement vrai. Et damné soit cette unité de reconnaissance (encore faudrait-il être sûr qu'il s'agissait bien d'une unité de reconnaissance) qui décida de s'infiltrer de notre côté de la frontière. Ou du moins, de ce que nous avions déclaré être notre côté de la frontière. Non, de ce que nos politiciens avaient déclaré être notre côté de la frontière. Car il ne faudrait tout de même pas perdre de vue que nous avions conquit cette parcelle de terrain, et que par définition, elle ne nous appartenait pas. On se serait cru dans une vieille guerre de frontière. Deux groupes de reconnaissances qui se tombent dessus et se massacrent au sommet d'une montagne. On n'en parlerait même pas dans l'édition du  journal de demain.
Enfin, pour crever, j'aurai pu avoir un décor plus repoussant, il faut avouer. A cause des incessants combats pour une portion nettement plus stratégique de terrain, le champ d'herbe verte que j'apercevais depuis mon poste était vide, et magnifique.
Toujours ce froid. J'allais mourir gelé à ce rythme, plus que d'hémorragie. Impossible de bouger plus que mes bras. Sur ma droite se fit entendre le craquement caractéristique d'une allumette. 

- Me dit pas que tu vas continuer à cloper jusqu'ici ? m'étranglais-je.
- La dernière clope de ma vie, je le jure, annonça Tim avec une voix nettement plus claire que ce à quoi on aurait pu s'attendre de la part d'un mourant.

Tim était un soldat que je connaissais depuis peu. Voué à mourir lui aussi, une ou deux balles ayant décidés que c'était relativement cool d'aller se planter dans son estomac. Les blessures à l'estomac sont parmi les pires possibles, car mortelles dans certains cas, mais surtout extrêmement douloureuses. Il était posté à ma droite, à environ quarante centimètres de moi. Il n'avait pas une aussi belle vue que moi sur la vallée qui s'étendait quelques centaines de mètres plus bas, mais ça n'avait pas vraiment l'air de le gêner. En fait, j'étais persuadé qu'il s'en contrefoutait royalement.

- Tiens, il me reste deux clopes, t'en veux une ?
- Tim…
- Oh allez quoi, c'est pas comme si t'allais mourir d'un cancer, merde !

Il avait raison en plus, cet enfoiré. Il fumait comme un pompier. Tout le temps et partout. Je n'étais pas surpris qu'il ai réussi à amener des cigarettes jusqu'ici. Dans les poches des treillis on pouvait foutre un paquet de truc. Vachement pratique. Et voilà que ce vil crétin tentait de me corrompre au seuil de ma vie, de me mettre à fumer. Je soupirais et regardait le paquet presque vide qu'il me tendait de sa main gauche.

- Allez, une seule.
- Victoire ! fit mine de s'exulter mon compagnon.

Dans un effort assez coûteux, je levais le bras droit et j'attrapais le paquet. Quelques secondes plus tard, Tim m'envoya de la même façon une toute petite boîte d'allumettes.

- Putain, t'aurais pas pu prendre un briquet plutôt ?
- Excuse-moi, mais je n'aime pas me balader avec un truc contenant de l'essence et du gaz sur moi, même si les dégâts éventuels seraient minimes.

Touché, mon salaud. Je grattai une allumette et allumait ma clope. Première clope. En temps normal, allumer une clope au milieu d'un champ de bataille est suicidaire. Sauf que là, nous allions mourir. Alors si un sniper ennemi repérait cette lumière et nous logeait une balle dans le crâne, il ne ferait jamais qu'accélérer les choses, et ça nous épargnerait même un peu de peine.

- N'empêche, quelle boucherie, commenta Tim en jetant un coup d'oeil faussement curieux aux alentours.
- Ouais, je me suis fait la remarque aussi.
- Et je parie que si on était passés dix minutes plus tard on aurait évité ce massacre inutile.
- Probablement.
- Si le sergent m'avait écouté quand je lui ai dis de se caler un moment pour une petite pause…

Avec des si on referait le monde, Tim.

- Ouais, mais c'est pas ce qui s'est passé.
- Eh non.

Dire que quelque part dans les environs reposaient les cadavres des hommes avec qui j'avais tout partagé ces derniers mois. C'était plus déprimant que triste, tout au moins pour moi. En fait, c'était pas une si mauvaise chose que je crève : j'aurai eu du mal à continuer cette guerre en pensant à tout ceux que j'avais vu mourir ici.
C'est dans ce genre de moment où l'on a envie de revenir sur ses choix, et où on commence l'éternel et insoluble questionnement existentiel. Qu'est-ce qui va arriver aux autres maintenant ? Si j'avais su ce qui allait se passer, est-ce que j'aurais agit autrement ? Est-ce que c'était une bonne idée de s'engager  dans l'armée ?

- Tim…
- Ouais ?
- Tu penses à quelqu'un en particulier, là, maintenant ?

Il prit son temps pour répondre et tira une longue bouffée sur sa cigarette, me laissant faire de même. Première fois que je fume, pas désagréable, mais ça sera vraiment la dernière. Putain qu'il fait froid.

- Ma femme et mes gosses.
- …
- Et toi ?

Moi ? Moi ? Mais je ne pensais à personne moi voyons. Je n'avais jamais eu personne dans ma vie. Jamais connu l'amour d'une femme. J'ai passé mon existence à préparer ma vie militaire, cette vie qui venait d'être soufflé par un simple morceau de plomb. Je m'avachissais encore du mieux que je pouvais sur mon rocher, sentant mes doigts devenir aussi gourds que mes jambes. Rien n'arrêtait ce froid qui menaçait de me bouffer cru.
Mais j'essayais d'imaginer le bonheur que ça devait procurer d'être aimé, et d'aimer en retour. Le bonheur que l'on pouvait ressentir en serrant l'être aimé dans ses bras, les bons souvenirs qui permettent de vivre une deuxième fois les bons moments. L'Amour. Concept tellement intéressant que je n'avais pas été jugé digne d'avoir mon mot à dire dessus, apparemment. Quelque part je me sentais eu, et macérer toutes ces pensées ne faisait qu'aggraver la déprime dans laquelle je m'enfonçais déjà. Moi aussi, j'aurai voulu aimer une femme et l'embrasser tous les jours. La serrer dans mes bras, sentir son parfum. Ressentir ce corps chaud contre le mien, et se sentir faible, faible par l'amour que l'on ressent pour l'autre. Pas ces trucs à l'eau de rose qu'on voit dans les films, non, ça non. Mais j'aurais tant aimé être aimé. Au lieu de ça j'allais crever au milieu d'une montagne, sans que personne ne prête attention à mon nom plus que nécessaire, c'est-à-dire pas plus longtemps qu'il ne faudrait pour m'inscrire au registre des décès.
A ma gauche, la M-249 était encore plus gelée que moi, et pourtant j'aurais parié que cela était impossible. Mais le métal était si froid que je crus un moment que ma main gauche allait se mettre à saigner. Mais ce ne fut heureusement pas le cas. Je saignais déjà assez avec une jambe ouverte, merci bien. Si j'avais eu l'esprit un plus vif et un peu plus clair, je pense que je me serais mis à calculer le volume de sang que j'avais perdu, histoire de calculer ensuite le temps approximatif qu'il me restait à vivre. Ca aurait pu être drôlement fun.
Mais j'imagine que la femme et les gosses de Tim seront tristes à en pleurer, de sa mort. Il aura quelqu'un pour penser à lui, plus loin. Pour le pleurer. Pour ne pas l'oublier. Pas moi. Non, moi je suis seul.

- Moi je ne pense à personne.
- Tu n'as pas de femme importante à tes yeux ?

Je soupirais, cette question me forçant à me rendre compte de ma pitoyable situation. Et ce n'est pas peu dire que d'affirmer que l'être humain déteste regarder la vérité en face.

- Non.
- Pas d'ami cher non plus ?

Sisi. Ils jonchent le sol, tu sais, jusqu'en bas. Je parie même que tu dois être à moitié assis dessus, vu le peu de place qu'on a sur ce minuscule plateau, au sommet de cette foutue montagne de merde. Et tu t'en fous, comme moi.

- Non plus.

Il soupira. Mais vraiment, quelles conneries on est prêt à vomir lorsqu'on refuse de se rendre compte de sa situation, c'est affligeant. Quelque part, ça sera un plaisir de ne plus être un humain vivant. Mais j'aurais quand même des tas de regrets. Je dut cracher un peu de sang pour évacuer ce qui s'accumulait dans ma gorge.

- C'est tout de même con… ajouta Tim en expirant doucement sa fumée.
- Oui. C'est con.

J'ai pressé la détente et je lui ai grillé le cerveau à moins de dix centimètres de distance. Mon bras droit menaçait de se briser comme un fétu de paille à tout moment, aussi je lâchai mon pistolet de secours et laissait ma main percuter le sol, sans que cela me fasse mal. Je n'avais plus de balle de toute façon. Dommage. Dommage que je fus mauvais perdant et qu'il fut du camp ennemi.

Néanmoins, maintenant je vais crever en paix, tout seul, sous les étoiles. Si froid...



Vendredi 14 septembre 2007 à 0:05

Aie.
Mal. La tête. Dur, le réveil. Pas la peine de chercher plus loin, j'ai la gueule de bois. Mal. Mal mal mal. Je ne me souviens pas trop de ce qu'on a fait hier soir. On. On, c'est moi et la vingtaine de cadavres qui hantent cette maison. Quoique, avec de la chance, ils auront survécus au coma éthylique. J'ai l'air con, je parie, allongé sur le dos, en travers du sofa, le bec ouvert avec ce mal de crâne. Je me rappelle vaguement ma cinquième bouteille de... de quoi, au juste ? Enfin bref. Je ferai mieux d'aller dans la salle de bains, voir si je peux prendre une douche bien froide. Au moins sur ma tête, je veux sortir de cette gueule de bois insupportable. Sauf que je ne me vois pas franchement marcher.
Bon, à ce niveau, autant jouer la larve. Je me suis laissé glisser sur le sol, avec plus ou moins de douceur, et j'entrepris de ramper jusqu'à la mythique salle de bain, tel un soldat sous les barbelés. Mon appartement... ou plutôt ce qu'il est advenu de mon appartement, est un champ de bataille tapissé de bouteilles d'alcool un peu partout, mais j'ai encore trop mal pour lire les étiquettes. On trouvait aussi des corps ça et là, certains prouvant qu'ils étaient toujours vivants par des ronflements par trop sonores. Apparemment j'étais le seul être conscient de cette piaule, et au final, ce n'est pas franchement plus mal. Je proteste tout de même contre les crétins qui se sont endormis dans le passage, rien que me mettre à quatre pattes semble être un effort surhumain, alors les enjamber.... Je crois que je n'avais encore jamais absorbé une telle quantité d'alcool. Complètement HS, je suis vraiment la larve du moment. Normalement, on boit entre amis, et même lorsque le but final est d'être saoul, je ne pense pas qu'on doive aller si loin. On a probablement un peu abusé. Je suppose que j'ai dû croiser le coma éthylique en chemin, comme les autres, juste histoire de, sans m'arrêter.
Alors que je passais sur le carrelage blanc de ma salle de bains, je me demandais combien de fric on avait dû claquer en alcool, et aussi combien de magasins avait-on pillés pour amasser cette quantité. Enfer, frustration et jambon, il y a quelqu'un dans la baignoire. Et je ne possède pas de cabine de douche. Moment d'hésitation extrême. Est-ce que je tente de tirer cet immonde sac à... choses, hors de ma précieuse baignoire, ou est-ce que je passe outre et je me rince la tête avec lui en dessous ? Deuxième solution adoptée, il l'a bien cherché.
Alors que l'eau froide me resserrait les os du crâne tellement fort que j'ai l'impression qu'elle va comprimer  un peu trop mon cerveau, j'observai les réactions de l'autre abruti. Rien. Il continue de dormir comme un ours soudainement tombé en hibernation. Bon, maintenant que ma boîte crânienne ne ressemble plus à rien, il est temps d'essayer de se lever. Et c'est parti, on pousse sur ces foutues jambes et on se casse la gueule, allez ! Je suis vraiment naze, totalement hors service, là. Je crois que je pousserais bien un gros grognement mais ouvrir la bouche est totalement dispensable. Je suis en train de me rendre compte que je n'ai pas fait les choses dans l'ordre. Non. D'abord, j'aurais dû poser (à haute voix) le si habituel "Où suis-je ?" et tenter vainement de reconnaître mon sofa (que je ne suis pas prêt d'oublier vu le prix que ce machin m'a coûté) et la pièce alentour, pour finir par m'exclamer d'un coup "Ah, je suis chez moi.".
Je n'ai donc pas respecté le protocole. Enfer et purée de jambon. Alors, je pourrais tenter de me rattraper...

- Quelle heure est-il ?

Ah, ça ne sonne certes pas aussi bien que "Où suis-je ?", c'est sûr, mais la réponse a le grand mérite de m'intéresser en plus d'être vachement utile. Mais ce ne fut que le vide qui me répondit, un silence pas si silencieux car peuplé de (trop) nombreux ronflements.
Je vais aller dans la cuisine, j'ai soif, mais cette fois pas question de boire quelque chose d'alcoolisé... Si toutefois il reste une boisson correspondant à cette description dans ce qui était autrefois ma maison. Mais il est permis d'espérer. Le chemin de la cuisine passait inévitablement par le salon, et c'est ainsi que je vis Nick tomber de son fauteuil en plein milieu de mon chemin.
Nick est quelqu'un avec qui j'avais fait les quatre cent coups, et même beaucoup plus, dans le genre quatre cent mille coups, vu le nombre de conneries monstrueuses qu'on a faîtes ensemble. Et qu'on fera ensemble, tant que nous sommes jeunes, vigoureux, volontaires et affreusement débiles. La chose chez Nick la plus surprenante était qu'il avait les yeux ouverts. Cool, je n'étais visiblement plus la seule entité consciente dans cet espace temps pour le moins étrange.

- Alors, Nick, t'as décuvé ?

Il ne me répondit pas tout de suite, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson rouge hors de l'eau.

- T'es encore un peu flou, mais je dégrise, je dégrise, me répondit-il.
- Toujours ça de gagné. Je rampe jusqu'à la cuisine, tu m'accompagnes ?

Après m'avoir refait le coup du poisson rouge encore une fois, il s'est mis sur le ventre et a entreprit de m'accompagner en mode "larve" jusqu'à la dite cuisine. On se serait cru dans un film, à ramper comme ça. Manquait plus que le décor genre barbelés et tout et tout. Heureusement pour moi ce n'était pas le cas. Nous sommes finalement arrivés dans la cuisine, où Nick s'est aidé d'un tabouret pour s'affaler sur la table (renversant ainsi deux verres et une bouteille, qui au lieu de s'éclater sur le sol tombèrent dans la providentielle poubelle qui se trouvait là) et où je me redressais dans une posture bipède, non sans appui sur le lavabo.

- C'était géant, affirma Nick avec un air légume plus vrai que nature.

C'est que pour un peu ce crétin se serait mis à baver sur ma table, en plus.

- J'avoue que je ne me souviens pas de grand-chose.
- Quel dommage. T'étais pourtant pas à la ramasse, hier soir.

Syndrome de la fête qui dérape : c'est le lendemain matin que vous apprenez toutes les actions qui sont retenues contre vous et qui vous colleront à la peau comme des sangsues. La durée durant laquelle on parlera de vos "exploits" étant directement proportionnelle au nombre de points communs en vos amis et des hyènes. Ordinairement, je m'arrange pour ne pas tomber dans ce genre de situation, autant parce que je tiens à conserver ma réputation dans son état actuel (ce qui veut dire : quasi-inexistante) que parce que j'aime bien pouvoir me regarder dans le miroir sans avoir à penser "Putain, ce que j'ai été con à ce moment là". Mais visiblement je m'étais fait avoir.

- Allez, vas y, dis moi toutes les débilités que j'ai fait, comme ça je serai fixé.
- Je vais pas te faire une liste non plus, grommela mon ami.

Ah, alors j'ai pas fait tant de trucs que ça, hein ?

- Mais, lorsque le voisin est venu demander la raison de la fête c'est toi qui lui a ouvert

Ah.
Là, évidemment, ça se complique.

- Et, j'ai répondu quoi ?

Nick se tourna lentement vers moi et arbora un sourire qui aurait pu être dans un pub de dentifrice.

- La vérité.

Ah.

- Vraiment ?
- Vraiment.

Ah.
J'ai tendu le bras et attrapé la bouteille d'eau qui traînait non loin avant de m'en envoyer une grande rasade. Ouais, j'avais fait une seule connerie, mais c'était une grosse. Après une demi-douzaine de longues gorgées de flotte, j'ai regardé Nick droit dans les yeux.

- Et vous avez fait quoi pour rattraper ça ?
- On s'est occupé de lui.

J'ai alors décidé de prendre une très longue gorgée de flotte, avant de regarder mon compagnon se lever et se diriger vers le réfrigérateur.

- Menu du jour : viande froide ! s'exclama-t-il en ouvrant d'un coup sec la porte de ce dernier.

J'avoue que le cadavre de mon vieux voisin aurait pu avoir meilleure mine. Nettement meilleure mine. Mais bon, vu son état avancé de congélation, j'estimais que c'était pas si mal. Le froid avait considérablement retardé la décomposition cadavérique, surtout que le corps devait avoir au maximum une dizaine d'heure. Nick était écroulé de rire, et je suis prêt à parier que l'idée de le mettre dans le frigo venait de lui. Ou de moi, en fait, à l'intention de cette blague on ne peut plus stupide sur la viande froide. Le cynisme et le morbide sont les enfants de l'humour noir, ou les parents, c'est au choix. Et nous étions tous les deux de fervents pratiquants de cet humour qui repousse l'écrasante masse des gens "sains d'esprit". Je ne me sentais pas particulièrement attristé pour mon voisin, pour une foule de raison, mais j'étais bien content que Nick ai su rattraper ma bourde. J'ai pris la bouteille de jus d'orange que j'avais aperçu dans la porte de mon réfrigérateur et j'ai gagné le salon (toujours avec une posture bipède, ce dont j'étais assez fier) où je me suis laissé tomber sur le canapé, près du corps d'un autre fêtard. Mon frère d'armes passa la porte quelques secondes plus tard rampant comme un ver de terre rhumatisant. Il se dirigea vers la chaîne hi-fi et l'alluma. Je devinais facilement son but : sortir une musique géniale à un volume épouvantable. Pour l'empêcher de commettre son méfait, je lui ai envoyé le premier objet qui me tombait sous la min (à savoir, une télécommande) en plein dans la tête. Il se mit à rire à nouveau, et moi-même je souriais bêtement. Je me suis alors tourné vers le type qui partageait le canapé avec moi. Je ne l'aimais pas particulièrement, même si je devais lui reconnaître des qualités. Il avait du charisme, il était intelligent et cultivé. Il avait le sens de la magouille. Mais je l'avais invité pour une raison simple : il était l'invité d'honneur. Eh oui. N'est-ce pas, espèce de truc informe ? C'est pour toi qu'on l'a fait cette fête.

- Au fait, Nick.
- Oui ?
- Tu as regardé, hier, les résultats ?
- Evidemment.
- Et donc ?

Nick inspira profondément et se tourna vers le corps inerte de l'autre occupant du canapé.

- Il a gagné, déclara-t-il tout sourire.
- Fantastique ! m'exclamai-je en brandissant ma bouteille de jus d'orange comme si c'était un verre et que je me préparais à porter un toast.
- N'est-ce pas ?
- Fantastique.

Donc hier la fête avait été bien vue. On n'avait pas fait la fête pour rien. J'ai regardé vers l'autre ahuri, reposant de toute sa masse sur le canapé, puis j'ai regardé Nick à nouveau.

- C'est cool, t'auras pas le déplacement pour rien. Les autres non plus.

Le connard à ma gauche avait brisé le cœur de la femme que j'aimais, de façon volontaire et délibérée. J'avais bien tenté de lui pardonner. Mais il y a des choses que l'on ne pardonne pas, d'autant que je suis quelqu'un qui a un code moral très strict sur ce genre de trucs.

- Je pense que la suite des évènements va être franchement intéressante, dit Nick à voix basse, presque en murmurant.

Il arborait ce demi-sourire qu'il avait dans les moments où il était d'humeur joyeuse face aux emmerdes. Certes, Nick, certes. L'autre chose ne bougeait toujours pas. Ce n'était pas prévu de le tuer, à la base, mais on était tellement bien lancés qu'on a préféré faire ça au vol, juste, au cas où. Nick avait raison. Avec un meurtre, non, deux en fait,  sur les bras, la suite promettait d'être amusante. Mais néanmoins, fêter la mort de ce bâtard resterait à jamais gravé dans ma mémoire comme la meilleure fête jamais organisée. Et puis notre "victime", venait d'être élue président, alors, c'est la joie !

Lundi 13 août 2007 à 4:00

J'ai pris appui sur le canapé, et je me suis hissé dessus, avant de me retourner sur le dos. Je me suis calé contre un coussin, et j'ai ramené mes jambes sur le reste du canapé, avachi comme un pacha. J'ai alors expiré un long soupir.

- Je suis content que le boulot soit fini, dit mon camarade en se laissant tomber sur un fauteuil.
- Moi aussi, mon vieux, moi aussi.

La sensation que l'on avait lorsqu'on savait que le boulot était fini, et bien fait, était selon moi une des plus agréables de l'existence humaine - même si une bonne partie des gens que je connaissais jurait que je disais ça parce que je n'avais jamais fait l'amour. Mais je me permettais, bien que nombre de personnes trouve cela d'une arrogance sans borne, de déclarer que ce n'était pas parce qu'on avait baisé qu'on était dans une position de supériorité. Les humains. Les humains possèdent tout un tas de concepts en perpétuelles évolutions, et nombre d'entre eux sont, pour ce qui tendrait à être du bon sens, risibles.
Et un des concepts les plus répandus, est que si vous avez forniqué, vous devez vous en vanter et vous passez dans la catégorie des "grands". J'ai toujours critiqué ce concept, et ça m'avait valu pas mal de moqueries. Surtout que pour trouver des gens du même avis, sur ce point là, c'était dur. Mais au final, c'était arrivé. Qui se ressemble s'assemble, dit le proverbe. Et forcément, j'avais fini par travailler avec ces quelques raretés qui étaient, selon moi, intelligentes.

- C'était vraiment une journée de merde, dit Chris.
- Je te le fais pas dire.
- De merde...
- ...

Chris était, depuis maintenant quatre ans, mon partenaire. On s'était connu en percutant nos voitures, accident à la con, rencontre à la con, histoire à la con. Mais au final on avait fini par s'apprécier l'un l'autre, et puis devenir amis. Il y a plusieurs types d'amis. Tout d'abord les amis qui partagent vos idées. Puis les amis qui partagent votre job. Les amis qui partagent votre vie. Et les amis qui partagent vos secrets. Ceux qui vous font confiance, et à qui vous faîtes confiance en retour. Ceux qui vous aideront à déplacer un cadavre si besoin est.
Le genre d'amis à qui, si vous étiez sur le point de mourir, vous demandez de prendre soins des vôtres. Chris était pour moi ce genre d'ami là. Ce genre si parodié dans les films, même si leur but primaire est de copier la réalité, ça sonne toujours atrocement faux. On ne peut pas faire ce genre d'amitié "pour de faux". Même pas la jouer. C'est quelque chose de profond. J'aurai buté le président des USA par accident que la première personne que j'aurais appellé aurait été Chris. Et vice-versa.

- Chris.
- Ouais ?
- Joue moi du piano.

Il me regarda longuement. On devait approcher de minuit. Cette pièce était agréable. Parquet, murs blancs, canapé et fauteuil, home cinéma, consoles de jeux... On avait allumé aucune lumière, mais n'étant située qu'à quelques étages, la lumière de la rue (les quatres vitres donnaient directement sur une des avenues les plus fréquentées de la ville, même la nuit) et la faible lumière de la lune suffisaient. Cela créait par ailleurs des jeux d'ombres au plafond que j'aimais bien regarder. Un salon moderne, légèrement au dessus de la moyenne, confortable et agréable, tout ce que je demandais. Et surtout, il y avait ce piano à queue noir, dans l'angle, juste à côté du canapé. Canapé sur lequel j'étais vautré.
J'allais pouvoir profiter d'un excellent son. Je possédais un piano, mais je ne savais pas en jouer. Paradoxal, non ? Ce n'était pas le cas de Chris, qui en faisait régulièrement depuis l'âge de six ans. Il aurait pu aller au conservatoire, mais ça ne l'intéressait pas. Il se leva et se dirigea vers le bar, situé juste à côté de l'écran plat du home cinema. Il l'ouvrit et se servit une rasade de ce que je devinais être de la vodka. Je pouvais presque imaginer le demi-sourire de satisfaction sur son visage, bien qu'il me tournait le dos.

- Alors je te joue quoi ?
- A ton avis ?
- Bon...

Il reposa lentement le verre et se dirigea vers le piano. Il ôta ses gants et les posa sur le fauteuil le plus proche du piano. Il déboutonna et retroussa les manches de sa chemise, comme s'il voulait parodier un grand maestro. Il prenait son temps, mais je ne pouvais pas lui en vouloir. Il aimait le piano comme certains aiment leur femmes, ou leur maîtresses. Il était passionné. Il s'assit et commença à jouer. D'abord quelques notes, puis il en vint rapidement au gros du morceaux. J'adore le piano. C'est de loin mon instrument favori. Il est souvent utilisé de façon qui n'arrivent pas à rendre toute sa justesse, toute sa puissance.
Il ne jouait pas un morceau de Mozart, ni de Chopin. Ni d'aucun compositeur connu, en fait. C'était un morceau qu'il avait plus ou moins composé avec mon aide. On aurait pu dire que ce morceau était triste, quelque part. Mais il n'était pas lent, ni léger. On sentait juste une émotion perçant au travers des notes. Chris aimait suffisamment ce morceau pour le jouer en boucle, et ça m'allait plutôt bien.
Dans la vie, on est parfois confronté à un certain nombre de choix, et le principe du choix (et de la mémoire) est qu'on finit toujours par se demander si on a fait le bon choix. Si on a acheté le bon pain, si on s'est garé au bon endroit, si on a choisi la bonne entreprise, si on a épousé la bonne femme, si on a fait ce qu'il fallait, quoi. Beaucoup de gens croient sois en un dieu, sois au destin. Pour ma part, je ne crois en rien. En fait, si, je crois en moi. Mais même avec cette assurance complète en mon potentiel, des journées comme celles que nous venions d'avoir avaient de quoi me suggérer une introspection.
Dans les choses que je trouve étranges, il y a la façon dont votre existence peut être pertubée du jour au lendemain. Hier, par exemple, on a eu une journée sans emmerde, on a rencontrés des gens bien, le genre de journée qui vous fait dire que mince, "la vie c'est cool". Mais alors aujourd'hui, y'avait plutôt de quoi se pendre.
Chris continuait de jouer. Moi je continuais de ruminer des pensées dans tous les sens. Je suppose que j'aurais dû faire autre chose que ça. En bon français, je critiquais systématiquement tout. Ou bien peut être que je reporte la faute sur le français type...
C'est beau, les jeux d'ombres au plafond. Ils n'avaient aucun sens, mais, à l'instar des nuages, on cherchait toujours à leur en donner, et chaque interprétation était différente.
Il y a une sorte de cliché très répandu, comme quoi dès que votre journée est merdique il doit fatalement pleuvoir. Je pouvais prouver que c'était faux. A la rigueur, j'aurais aimé qu'il pleuve. En plus, ça aurait permis des jeux d'ombres encore plus beaux sur ce plafond.
Chris avait arrêté de jouer. Il se leva lentement et se dirigea vers moi.

- Je peux faire quelque chose, peut-être ? me demanda-t-il.
- Hum...

Non, je ne pense pas, mais on va quand même réfléchir.

- Il y a quelqu'un que tu voudrais que j'appelle ?

Chris, ne fais pas l'idiot...

- Mon banquier.

Il rit. Moi aussi. Débile, mais rire fait partie des merveilleuses choses de la vie. Il y a cette étude soi-disant faite par des scientifiques américains, qui prouverait que cinq minutes de rire par jour peut augmenter votre espérance de vie de sept ans. Lorsque j'avais appris ça j'étais tombé au sol, mort justement... de rire.

- Et plus sérieusement, il y a quelqu'un ?

Je te dis que non, stupide animal. Non. Ou, peut-être... Peut-être, en fait.

- Kelly.

Il resta interdit un moment. Prévisible.

- Kelly, la jeune fille que tu suivais depuis quelques mois ?
- Oui, elle.

Je le savais surpris. La probabilité que je tombe amoureux était faible, je sais. Mais, d'ailleurs, il restait à prouver que c'était de l'amour que je ressentais pour elle. Même si ce n'était pas trop le moment.

- Occupe toi d'elle.
- Promis. A part ça ?

J'en sais rien, mon vieux, j'en sais rien. J'ai les idées pas claires.

- J'ai la tête qui tourne, je prendrai bien un doliprane...

Pitoyable d'en arriver à marmonner ça. Mais bon.

- Tu es sûr de toi, vraiment ? me demanda Chris.

Il avait ce regard qui clamait haut et fort qu'il voulait me faire changer d'avis. Mais ça sert à rien, mon vieux. Tu me connais, pourtant, je suis buté comme pas possible.

- Certain.

Il se redressa silencieusement et porta la main à sa ceinture. Il dégaina un Berreta M9, la version américaine, dix-sept balles au chargeur. Une arme relativement fiable. Il l'arma, relativement lentement. Je savais que ce bougre d'âne hésitait. C'est pourquoi je lui ai lancé mon P99. L'arme de James Bond. Intéressant, le personnage de James Bond. Froid et paranoïaque.

- Ca te dérange si je reste encore ici à jouer du piano après ?
- Du tout.

Il venait de ranger mon P99 dans sa ceinture. Tueur professionnel veut dire que vous avez un diplôme fictif pour buter à peu près n'importe qui - même si on vous paye une misère pour. Que vous savez vous y prendre.

- Ca me fait pas plaisir, tu sais, dit Chris en enfilant sa veste, arme au poing.
- Moi non plus.

Cela dit, ça ne vous accorde pas une aura pour dévier les balles. Lorsqu'on avait retrouvé l'enfoiré qui nous avait manipulés pour faire son sale job, on lui avait fait sa fête. A lui et à ses malabars. Chris respira profondément. Lui il avait bien réagit, il avait plongé du bon côté. Moi j'avais pris au moins six balles dans le ventre. J'avais atteint ma limite, visiblement.  Blessure trop grave. Aucune chance d'en réchapper. C'est dingue, j'allais crever au milieu de tous les cadavres de ces nazes.
Normalement, on est censés voir sa vie qui défile devant ses yeux. Faut croire que je suis pas normal.

Chris me mit en joue, et son index se posa sur la détente.

A ce moment précis j'espère vraiment qu'il y a un au-delà.

Samedi 11 août 2007 à 2:41

    Je suis un meurtrier. Un assassin. A moi tout seul j'ai tué plus de gens que la première Guerre Mondiale, qu'Hitler et que Staline réunis. Ca fait un paquet de gens. Un immense paquet de gens. Mais les autres, c'étaient des amateurs. J'ai tué des milliards d'êtres humain. Des milliards ! Vous vous rendez compte ? Plus que vous ne pouvez jamais imaginer ! Hommes, femmes, enfants... Aucune pitié et aucune hésitation. Le même tarif pour tout le monde. Certains m'ont suppliés. Ils se sont mis à genoux devant moi. Ils m'ont implorés. De ne pas le faire. De les épargner. Je les ai laissés parler, je les ai écoutés, et je les ai tués. Tous autant qu'ils étaient. Des gens par paquets de douze. Le genre de films qu'ils auraient tous rêvé de voir, ou de faire. Du sang et de la violence. J'ai vu des tripes voler, des cervelles gicler, des membres s'arracher... Tout ça par moi. Ils ont tentés de résister. C'est tout à leur honneur. Ils ont envoyés soldat sur soldat, char sur char, avions sur avions, armée sur armée. J'ai vu des balles, des grenades, des obus, des bombes voler. Ils paniquaient, et ça avait tendance à mal se finir. J'ai vu des chars battre en retraite et écraser leurs camarades. Des avions abattus par leur chef d'escadrille alors qu'ils tentaient de s'enfuir. C'était probablement ce qu'on pouvait appeller la Troisième Guerre Mondiale.

    A ceci s'est ajouté la multiplication des catastrophes naturelles. Tornades, trombes, tsunamis, incendies, inondations... Ca les a ralentis. La plupart de tous ces gens voulaient fuir, fuir le plus loin possible. Je ne leur en veux pas. C'est logique, compréhensible. Le monde s'écroulait. Ils essayaient simplement de survivre. C'est dans chacun d'entre nous, cette pulsion qui nous pousse à survivre quoi qu'il arrive. Mais il y a des choses auxquelles on ne peut échapper.

    J'ai pris mon temps, j'avoue. J'ai décidé de commencer par l'Amérique du Nord. Côte Ouest. En plein milieu de la côte Ouest. Puis j'ai traversé lentement le continent, de gauche à droite. Oh, pardon, d'Ouest en Est. Mon professeur de géographie aurait fait une attaque s'il avait lu ça. Mais lui aussi, j'ai dû le tuer. J'avoue que j'ai perdu le compte, le nombre exact, et, de toute façon, il vaut mieux que je ne le sache pas. J'espère juste que Pi a plus de décimales, c'est tout. Parce que ça fait beaucoup, vraiment beaucoup. Non pas que je le regrette, non, ça, jamais. Je sais que j'ai fais ce qui était juste, et ce qui devait être fait. Mais tout de même. Ca fait un sacré nombre.

    Dur d'imaginer. En fait, je pense que c'est le genre de choses qu'on imagine pas. Ou en fait, qu'on peut imaginer, mais dont on ne sera jamais assez près tant qu'on l'aura pas vu de nos yeux. Des cadavres qui volent dans tous les sens. Quand j'ai atteint New-York, les cadavres pleuvaient, carrément. Certaines rues étaient tellement remplies de sang qu'on ne pouvaient pas poser le pied dessus sans risquer de se casser la gueule. C'est là aussi que les militaires ont commencés à fuir. Après ça, je suis remonté vers l'Alaska. Puis vers le Mexique. Ensuite j'ai traversé l'Amérique du Sud. La résistance a été pitoyable, mais, que voulez vous, c'est... c'était des pays pauvres, globalement. Alors bon, c'était franchement facile. Puis j'ai atteri au Japon. Et là c'est devenu plus intéressant. Parce que les Japonais n'ont pas voulu me céder un centimètre carré sans se battre. Les Chinois, idem. C'est après la destruction totale et complète de la Chine que les Européens et les Russes ont envoyés leurs nukes. La Chine est désormais un terrain impraticable. Une explosion nucléaire ça fait des dégâts. Mais dix-neuf, ça détruit irrémédiablement tout : vie et paysage.

    Alors j'ai entamé ma traversée de la Sibérie, et puis je suis redescendu vers le Moyen Orient. Résistance pathétique jusqu'à ce que les Européens acceptent d'envoyer quelques troupes. Mais pas assez, car cela ne m'aura pas pris plus d'une heure pour tous les mettre au tapis. Alors ils ont nuké l'Afghanistan. Ca ne m'a pas arrêté pour autant. Car j'avais gardé le meilleur pour la fin : l'Europe. Et je comptais bien prendre mon temps pour tous les annihiler, avec cette joie presque sadique que je ressentais à chaque fois que je détruisais. Mais avant ça je suis passé par le reste de la Russie, et puis je suis descendu en Afrique, où il a été facile de détruire toute forme de vie humaine.

    Lorsque je suis arrivé en Europe, je savais que tous paniquaient. Ils n'avaient plus d'endroit où aller, où se terrer. Alors des pseudos prophètes montaient en haut des immeubles, une bible et un crucifix dans les mains, en braillant que la fin du monde était arrivée. Ceux-là étaient prioritaires pour mourir, j'en avais décidé ainsi. J'ai sacagé l'Europe de façon très méthodique, j'avais eu le temps de confectionner un plan parfait dans ma tête. J'ai tout détruit. De l'immeuble à la petite remise de campagne. Absolument tout. Et puis, pour finir, je suis arrivé au Vatican.

    C'était le seul état que je n'avais pas encore attaqué. Et j'ai pris mon temps, vraiment doucement. Pour les sentir paniquer, les sentir hurler, prier, implorer, s'agenouiller, pleurer, bafouiller, et crever. Eux, les adorateurs du Dieu Unique, en train de s'agenouiller devant moi en priant pour que je les épargne. Peuh. Pas étonnant qu'ils aient contribués à corrompre le monde. Ce que je faisais là n'était que juste châtiment dûment mérité.

    Un jour, Edmond Rostand à dit : "On tue un homme, on est un assassin. On tue des millions d'hommes, on est un conquérant."

    En ce qui me concerne, je n'ai pas tué des millions d'hommes, mais des milliards. Et puis, je n'ai pas simplement tué des Hommes. J'ai fait bien pire. J'ai génocidé le genre humain. J'ai tué jusqu'au dernier nouveau-né. L'Homme n'existe plus. Ce n'est qu'un souvenir perdu dans les méandres du temps. La Terre est désormais libre de son oppresion. Elle va pouvoir récupérer. Elle va pouvoir se regénérer, se reconstruire, redevenir ce qu'elle fût autrefois.

    Et pour la troisième fois, je vais pouvoir tout recommencer à zéro. En espérant que cette fois sera la bonne.

"On tue un homme, on est un assassin. On tue des millions d'hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est un dieu."

Vendredi 27 juillet 2007 à 4:39

- Désolé, j'espère qu'il ne t'a pas fait trop mal.
- N... Non, ça va.

Je lui tendit une main et l'aidait à se relever. Elle remit de l'ordre dans ses cheveux blonds cendrés complètement ébouriffés, puis elle s'assit sur le balcon, les genoux contre la poitrine. Je la devinais qui sanglotait silencieusement. Après avoir remis un peu d'ordre dans l'appartement et éteint quelques lumières, j'ai attrapé une couverture et je suis allé m'asseoir à côté d'elle.

- Tu veux une couverture ?
- Pardon ? Oh... Je...

Sans attendre qu'elle ai finit de répondre, je lui ai lancé ladite couverture sur les épaules, puis j'ai refermé la porte et je l'ai regardé. Elle continuait de pleurer doucement, ses larmes étant visibles à la lumière de la lune. On avait la chance d'avoir un ciel exceptionnellement clair cette nuit là.  De plus, l'appartement était au dixième étage et proche d'un parc, ce qui nous épargnait la lumière jaune et vieillote des lampadères. On distinguait très nettement les étoiles et c'était beau. Je n'étais pas frileux, la petite brise qui soufflait très doucement ne contribuait donc qu'à me rafraîchir et à caresser mon visage. Si je n'avais pas senti que la situation était aussi grave, je crois que je n'aurai pas parlé avant un moment, pour profitant de l'instant qui s'avérait délectable.

- Ca va mieux ?
- Je... Je ne sais pas...

Elle était encore sous le choc. Elle. Kim. Une jeune fille avec de grands yeux bleus, des cheveux blonds cendrés, et un sourire espiègle. Certains la trouvaient directement sortie d'une bande dessinée ou d'un manga quelconque. Elle était suffisamment belle pour faire mannequin, mais je crois qu'elle était simplement trop intelligente pour ça. Trop aimante peut-être. Je crois que lui demander d'arrêter de sourire aurait été stupide. Cette jeune fille était selon moi la joie incarnée, la preuve vivante que l'on pouvait être heureux dans sa vie, même avec des tuiles quotidiennes. Soit on la croyait stupide, soit on s'apercevait de sa gentilesse naturelle. Ca lui était indifférent et ça lui permettait d'apporter le sourire partout où elle allait. Et c'est comme ça qu'on l'avait rencontré, les copains et moi. C'est comme ça qu'Elian en était tombé immédiatement amoureux. Et je pense qu'elle le savait depuis le début, qu'il l'aimait. Moi aussi je l'aimais bien, mais plus comme une amie. Ou peut être que j'avais simplement cette sensation que l'on a lorsqu'on est face à une personne très enfantine, cette sensation de devoir paternel pour quelqu'un qui est parfois à peine moins âgé que nous. Et il faut quand même noter que cet être habituellement habité par la joie et la bonne humeur pleurait à moins de cinquante centimètres de moi.

- Tu veux que j'aille te chercher un peu d'eau peut-être ?
- Non ! Non... Ca... Ca va aller.

Elle avait beau dire ça, elle continuait de pleurer. Pas comme une madeleine, non. Elle pleurait silencieusement, les larmes descendant très doucement le long de ses joues pour chuter jusqu'à son ventre, si elles ne s'étaient pas déjà écrasées sur ses genoux. Et elle fixait un point au loin, laissant son visage illuminé par la lumière blafarde de la lune. C'était de la faute de Loan, tout ça. Lui et Elian s'étaient disputés excessivement fort, pour un sujet vraiment minable. Débile, même. Mais entre eux deux tout à tendance à finir en réglement de comptes, comme si tout était -selon leurs propres dires- une "question d'honneur". Quelle bande d'abrutis. C'était Elian l'amoureux, pas moi, bordel ! Et pourtant c'est moi qui était assis là, à consoler Kim car ils avaient sacagé l'appartement - et elle avec. La simple idée que l'on puisse faire du mal à cette personne auraît dû stopper net l'un et l'autre, ou, tout du moins, Elian, car Loan a tendance à haïr à peu près tout le monde. Et pourtant non. Si je n'étais pas intervenu pour faire tampon en mettant l'un et l'autre hors-jeu, le résultat aurait été vraiment effrayant je pense. Heureusement, j'étais intervenu à temps.

- Est... ce que ça lui arrive... souvent ?

Qui donc ? Oh. Elian, évidemment.

- Si tu parles de se prendre la tête comme un abruti avec Loan, oui, ça leur arrive vraiment souvent. Après, ils ne se mettent pas toujours dans ces états.
- Et toi ?

Attention, danger en vue, question personnelle imminente.

- Moi quoi ?
- Ca t'arrive de... eh bien...

Qu'est-ce que je disais...

- Si ça m'arrive de m'énerver avec les deux bachi-bouzouks qui me tiennent lieu de copains ?

Elle étouffa un petit rire qui pouvait sans consteste être qualifié de "mignon". Et dire que c'est un mec qui emploie ce mot. En tout cas, j'avais réussi : elle avait sourit. C'est dingue comme parfois le sourire peut éclairer le visage de quelqu'un. Même avec des larmes sur les joues.

- Moi je ne suis là que pour séparer ces deux énergumènes. Je préfère être un tampon, et de toute façon ils ne me demandent pas mon avis. En un sens ça m'arrange, ça m'évite d'être impliqué dans trop de choses. Quand des conneries arrivent, c'est donc de leur faute.

En disant ça je n'ai pu m'empêcher d'esquisser un petit sourire. C'était la vérité. J'étais celui dont on se souciait le moins - et je ne faisait rien pour que ça change. Ca me permettait d'être peinard dans mon coin et d'être quasiment irréprochable. Loan prenait un grand paquet de décisions, Elian se contentait juste de les contester : la plupart du temps, il n'avait pas de meilleure idée. Quelque part, cette organisation me donnait l'air d'être beaucoup plus intelligent que ces deux crétins. D'autant que je ne les aimais pas à la folie, c'était juste des "copains", voir même des "camarades". Malgré tout on avait eu notre lot de bons moments. Mais depuis qu'Elian était tombé amoureux de cette fille, les choses n'avait fait qu'empirer, et ils s'étaient énervés de plus en plus souvent, au point que je finissais parfois par les laisser se taper dessus. Mais là ils avaient dépassés les bornes.

- Je suppose que je doit te remercier de... les avoir séparés ?
- Tu fais ce que tu veux.

Elle hocha doucement la tête. Je crois qu'elle avait arrêté de pleurer. Elle commença à se balancer doucement d'avant en arrière. Je dois avouer que je ne savais pas trop où me mettre, parce que même si je n'ai jamais ressenti d'amour "amoureux" pour elle, c'était troublant de la savoir juste à côté de moi. C'est pourquoi j'ai jugé intelligent de ne rien changer par rapport à mon comportement habituel, advienne que pourra.

- Ethan ?
 
Elle m'appelle par mon prénom. Pourquoi le voyant "Danger" clignote en rouge pétant au fin fond de mon crâne ? Aïe aïe aïe...

- Quoi ?

C'était vraiment une épreuve de ne pas tourner le regard vers elle, mais je savais que dans mon intérêt personnel il valait mieux que j'évite.

- Est-ce que ça te dérange si je me mets comme ça ?

Elle inclina doucement la tête sur mon épaule.
Oui, ça me dérange.

- Non, pas du tout.

Joie. Quel perfection dans le synchronisme de mes paroles et de mes pensées. Je suppose que c'est toujours comme ça, évidemment. Mais merde, quoi, c'était Elian l'amoureux, pas moi ! En tout cas, cette version là m'allait mieux que celle que je vivais maintenant. Ca serait la guerre si Kim finissait dans mes bras, le genre de guerre que je gagnerai uniquement en massacrant Elian, et Loan au passage (qui lui viendrait juste pour le plaisir de cogner sur quelque chose). On en revient à l'éternelle question : la fille de votre coeur vaut-elle mieux que vos amis, eh ? Mais c'est quoi ce bordel, là, stop ! Stop ! Je veux revenir en arrière, là, stop ! Où est la télécommande pour gérer la vie, là ? Stop j'ai dis !

- Ethan...

Putain merde fais chier. Elle s'était endormie et venait de glisser sur moi. Alors, je vais profiter de ceci pour faire l'inventaire des emmerdes qui vont arriver au grand galop avec autant de grace qu'un éléphant dans un magasin de porcelaine : Un, je ne vais pas oser bouger jusqu'à son réveil. Deux, une fois qu'elle sera réveillé je ne saurais pas quoi lui dire. Trois, Elian va vouloir ma peau. Quatre, Loan aussi. Cinq, ça va très mal se terminer tout ça. Six, je croyais avoir un sentiment de paternalisme pour elle, mais apparemment l'introspection est à refaire. Sept, elle n'avait aucune idée des dégâts qu'elle venait de causer, et de la catastrophe qui allait en découler. Elle ne pouvait pas imaginer combien cette guerre entre nous trois allait être destructrice, violente et omniprésente. Et elle souffrirait tout autant que moi des retombées... Mais je ne les laisserais pas lui faire du mal, ça non.

Elle n'avait pas idée à quel point c'est dur de gérer un seul corps pour trois personnes différentes.

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